Annoncée comme en retrait par rapport à 2023, cette année a déjà vu quelques surprises émerger du lot, même si certains professionnels – gros exploitants et petits distributeurs – demeurent inquiets. Or, le premier semestre d’une année ne présage pas forcément le suivant, et le mois de juin a amorcé un joli virage. Alors, en attendant de savoir ce que réservent les 26 prochaines semaines, retour en chiffres et en lettres sur les 26 premières, très agitées.
Article paru dans le Boxoffice Pro du 24 juillet 2024.
84,6 millions (M) d’entrées ont été enregistrées par le CNC sur le premier semestre de 2024. La fréquentation baisse ainsi de 7 % par rapport à 2023 (91,2 M) et de 19 % par rapport à la moyenne 2017-2019 (104,5 M), mais augmente de 16 % par rapport à 2022 (73,1 M). « Ce semestre s’est déroulé à peu près comme on l’imaginait, note Éric Marti, directeur général de Comscore France. Le calendrier des films américains s’est étiré du fait de la grève hollywoodienne, ce qui a rendu la programmation plus fragile. » De son côté, Sylvain Bethenod, PDG de Vertigo Research, avance que « la fréquentation selon les catégories d’âges éclaire cette perte de 7 %. En effet, si les plus de 60 ans représentent une hausse de 2 %, et les 3-14 ans une baisse de seulement 3 %, les entrées des 15-24 ans chutent de 14 % et celles des 35-49 ans de 13 %. »
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Treize films inédits ont ainsi dépassé le million d’entrées lors des 26 premières semaines de 2024, soit huit de moins qu’en 2023. Certains succès étaient attendus, comme Dune : Deuxième Partie (4,1 M d’entrées), Vice-versa 2 (3,2 M) – 6,3 M en cinquième semaine – ou encore La Planète des singes : Le Nouveau Royaume (2,4 M), tandis que d’autres ont créé la surprise. C’est le cas d’Une vie (1,5 M), Chien & Chat (1,1 M), et bien évidemment Un p’tit truc en plus qui, avec ses 8,1 M d’entrées – 9,2 M en onzième semaine, toujours en exploitation –, « a réveillé le marché de manière inattendue, et c’est ce qui fait la beauté de ce secteur », affirme Éric Marti.
Une fin de semestre olympique
Jusqu’à début mars, la fréquentation suit les mêmes tendances que 2023 et la moyenne 2017-2019, mais moins intensément. On constate cependant un décrochage en février qui, avec ses 15,1 M d’entrées, baisse de 2,9 M par rapport à l’année précédente, et de 8,2 M par rapport à la moyenne prépandémique. Le directeur général de Comscore France note que « Cocorico, Maison de retraite 2 et Chien & Chat sortent au moment des vacances d’hiver, et performent très bien. Cependant, à eux trois, ils font moins bien qu’Astérix et Obélix : L’Empire du milieu ou Alibi.com 2, sortis à la même période l’année dernière. Nous nous attendions à une telle situation, mais elle est devenue préoccupante en avril, quand le niveau se rapprochait de celui de 2022. » Ce même mois, avec 11,9 M de tickets écoulés, les cinémas passent derrière les 13,8 M de 2022, et baissent de 21 % par rapport à mars 2024 ; du jamais vu depuis 2008. La semaine du 10 avril enregistre la plus forte perte du semestre, avec une chute de fréquentation de 43,5 % en moyenne par rapport à 2023, 2022 et 2017-2019.
Fort heureusement, la tendance va s’inverser. Les sorties d’Un p’tit truc en plus le 1er mai, puis celle de La Planète des singes et Blue & Compagnie la semaine suivante font passer, pour la première fois de l’année, la fréquentation mensuelle de 2024 au-dessus de celle de la période prépandémique. À l’inverse de la semaine du 10 avril, celle du 15 mai enregistre un écart positif de 65 % en moyenne comparé à la même semaine des précédentes années ; le plus important des six premiers mois. « La force d’Un p’tit truc en plus a été de toucher tous les publics, analyse Sylvain Bethenod. Des 15-24 aux plus de 60 ans, tout le monde est allé le voir, mais ce n’est pas un phénomène isolé. On le remarque également avec Dune 2, Bob Marley ou encore Back to Black, alors que c’était très rare l’année dernière. » La surperformance de certains films vient ainsi contrebalancer le line-up moins fourni des mois précédents et expliquer le résultat mitigé, mais teinté d’optimisme. À ce titre, Éric Marti affirme que « les recettes des six premiers mois arrivent presque au même niveau que 2018 et dépassent largement celui de 2022. » Dans les dernières semaines, l’arrivée tonitruante de Vice-versa 2, du Comte de Monte-Cristo et le démarrage d’une Fête du Cinéma historique font grimper le mois de juin à des hauteurs jamais vues depuis plus de dix ans et laissent ainsi entrevoir un été agité.
Du côté de l’art et essai, du fait d’une programmation moins porteuse qu’en 2023 où trois films avaient passé la barre du million de spectateurs (Tirailleurs, Je verrai toujours vos visages et Mon crime), le premier semestre 2024 n’a pas été aussi performant. Le plus grand succès recommandé est La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer (Bac Films), qui a réalisé 790 000 entrées, alors que le distributeur pensait en faire entre 400 et 500 000. Également, avec 640 000 entrées, Il reste encore demain de Paola Cortellesi (Universal) a réalisé le troisième meilleur résultat pour un film italien depuis 2000, derrière Habemus Papam (750 000 entrées en 2011) et La Chambre du fils (790 000 entrées en 2001), tous deux réalisés par Nanni Moretti. Viennent ensuite Pauvres Créatures de Yórgos Lánthimos (Disney) avec 606 000 entrées, puis Daaaaaali ! de Quentin Dupieux (Diaphana) avec 482 000 entrées. Enfin, les quelque 600 000 entrées depuis janvier d’Anatomie d’une chute de Justine Triet (Le Pacte) ont porté le total de la Palme 2023 à 1,9 M, bien aidée par ses multiples récompenses en France et à l’international, créant un effet « cocorico » notait Jean Labadie dans nos colonnes au mois de juin.
Un marché en mutation
Cependant, des inquiétudes agitent encore la profession. D’abord, celle de la polarisation des entrées sur quelques films, qui occupe une place toujours plus grande au sein du secteur. Par exemple, entre 2017 et 2019, la médiane* du top 20 hebdomadaire de chaque premier semestre était en moyenne à 91 000 entrées, alors qu’elle peine à monter au-dessus de 62 000 depuis 2022. Symbole d’une répartition des entrées trop hétérogène ? Pas sûr pour Éric Marti, qui étudie la question et parle davantage de saisonnalité des entrées : « On a une plus forte variation entre les bonnes et les mauvaises semaines, et quand le marché s’arrête, c’est bien plus brutal qu’avant. En revanche, quand il décolle comme il l’a fait avec la sortie d’Un p’tit truc en plus, il ne descend pas avant un long moment. » Le directeur général de Comscore France rappelle également que « les films B des studios et de certains indépendants ont migré vers les plateformes et représentent parfois un manque à gagner de 500 000 entrées pour les salles ».
D’un autre côté, comme souligné lors des AG syndicales tenues en juin dernier, la grande exploitation accuse un retard des entrées de 17 % par rapport à 2023, et de 34 % par rapport à la moyenne 2017-2019, alors qu’il est bien moins important pour les autres branches. Richard Patry a ainsi alerté sur « une crise comme elle [la grande exploitation, ndlr.] n’en a jamais vécue, qui pourrait avoir des conséquences sur toute la filière ». Éric Marti explique ce retard par « la perte d’aura de certains films à formule, avec certains acteurs par exemple ou faits par certains cinéastes, qui se situaient entre 500 000 et 700 000 entrées et qui peinent à atteindre les 300 000 aujourd’hui ; de même avec les blockbusters et les franchises qui ne séduisent plus autant qu’avant ». Un état qui, selon Sylvain Bethenod, justifie la baisse de fréquentation des 15-24 ans, auxquels on n’a pas proposé de programme susceptible de les attirer, alors qu’ils « sont vraiment en attente d’autre chose ». La production ne s’est pas encore adaptée à ces attentes, probablement à cause d’une mauvaise lecture des chiffres de 2019. En effet, le PDG de Vertigo Research explique que la réussite de cette année était due à « une orgie de blockbusters qui se sont empilés pendant 12 mois. Néanmoins, le taux de satisfaction du public n’était pas si élevé sur des films qui fonctionnaient très bien, et un spectateur déçu est beaucoup moins susceptible de retourner au cinéma. »
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En outre, les récents grands succès sont pour la plupart des films “uniques” – ou ne s’insérant pas au sein d’une franchise – et qui plaisent au public. « L’année dernière, Super Mario Bros. a cassé tous les plafonds de verre, confie Éric Marti. Barbie et Oppenheimer sont allés bien plus loin que ce à quoi nous nous attendions, et cette année, Bob Marley, Une vie ou encore Back to Black sont de réelles surprises. » De son côté, Sylvain Bethenod explique que ce problème commence petit à petit à se régler : « Le marché est clairement en voie d’assainissement, les scores du Comte de Monte Cristo ou d’Un p’tit truc en plus en attestent. Ce dernier a notamment fait revenir beaucoup de spectateurs qui n’étaient pas retournés en salle depuis longtemps. Ce sont des films qui posent les bases d’une fidélisation à long terme. »
Un second semestre sur la pente ascendante ?
Maintenant que la moitié du chemin est passée, qu’attendre de la suite ? Un voyage au bout de l’enfer ou un long fleuve tranquille ? En moyenne, depuis 2000, les six premiers et les six derniers mois font sensiblement le même nombre d’entrées, en témoigne le coefficient multiplicateur** de 1,98, qui s’est vérifié en 2023. Appliqué à 2024, il porterait théoriquement son total à 167 M d’entrées, soit le deuxième moins bon résultat du XXIe siècle derrière les 152 M de 2022 – et mis à part 2020 et 2021. Or, les tendances entraperçues pour le deuxième semestre de 2024 sont très positives et laissent penser que sa fréquentation sera plus importante que celle du premier. Cela ne serait pas la première fois qu’un schéma aussi déséquilibré se produit. Les années où le coefficient multiplicateur est bas sont souvent signe d’un surrégime du premier semestre, puis d’un retour à la normale au second. À titre d’exemple, en février 2006 sort Les Bronzés 3, qui écoule 10 M de tickets et pousse le total des six premiers mois à 103,3 M, jusqu’alors le plus haut cumul depuis 2000. Le reste de l’année est assez faible, et le cumul final s’arrête à 188 M ; un très bon résultat, mais le coefficient multiplicateur est de 1,83 ; le plus bas de tout le XXIe siècle. Inversement, la sortie d’Intouchables en novembre 2011 participe grandement à la hausse d’une fréquentation, jusqu’alors assez timide ; l’année se termine à 217 M d’entrées pour un coefficient multiplicateur de 2,23 ; le plus haut depuis 2000. Ainsi, un premier semestre faible n’implique pas nécessairement une petite année.
De surcroît, « des phénomènes comme Un p’tit truc en plus peuvent, et vont sans doute, se répéter de plus en plus compte tenu de la vitesse à laquelle se propage le bouche-à-oreille aujourd’hui », pense Sylvain Bethenod. De quoi espérer que cela se reproduise avec le second semestre ? Éric Marti se dit « très enthousiaste et persuadé que le second semestre sera plus fort que le premier. 2023 a eu un important creux de fréquentation en septembre et octobre que nous ne devrions pas avoir cette année au vu du line-up. » Ce line-up sera, justement, très fourni, et d’après le “tracking organic” – qui relève des données à partir des visites AlloCiné –, Émilien Robert, Business Analyst chez The Boxoffice Company estime que « sept films sortent du lot : Beetlejuice Beetlejuice (Warner, 11/09), Joker : Folie à deux (Warner, 02/10), L’Amour ouf (Studiocanal, 16/10), Monsieur Aznavour (Pathé, 30/10), Gladiator II (Paramount, 13/11), Vaiana 2 (Disney, 27/11) et Mufasa : Le Roi lion (Disney, 18/12) ». Pour les sorties plus indépendantes, Megalopolis de Francis Ford Coppola (Le Pacte, 25/09) et la Palme d’or Anora de Sean Baker (Le Pacte, 30/10) sont très attendues, tout comme Emmanuelle d’Audrey Diwan (Pathé, 25/09) ou encore, du côté de l’animation, Sauvages de Claude Barras (Haut et Court, 16/10), huit ans après son millionnaire Ma vie de Courgette.
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Ainsi, la dynamique observée depuis plusieurs semaines donne beaucoup d’optimisme à la profession, qui peut entrevoir les 181 M de 2023. Le coefficient multiplicateur de 2024 serait alors de 2,14, un résultat ambitieux, mais pas impossible au vu de la programmation, sans compter les éventuelles surprises. Après tout, entre les salles et les spectateurs, le cinéma est une folie qui se vit à deux, au minimum.
*Médiane : valeur qui se situe au milieu d’une liste triée par ordre croissant ou décroissant, et qui permet notamment de mesurer son hétérogénéité ou son homogénéité. Dans le cas d’un top 20, la médiane se calcule en faisant la moyenne de la 10e et la 11e valeur de la liste.
**Coefficient multiplicateur : rapport entre deux valeurs. Dans le cas de la fréquentation, il est le résultat de la division des entrées de l’année par celles du premier semestre. Il traduit ainsi le nombre par lequel il faut multiplier la fréquentation des six premiers mois, pour obtenir celle de l’année entière, et donc si les deux semestres ont été équilibrés.
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