Rencontre avec Kaïs Zaied, du Cinémadart de Carthage

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Les défis de l’exploitation cinématographique en Tunisie sont colossaux ; ceux rencontrés par les rares salles art et essai, encore plus. Entretien avec l’un des exploitants qui tentent, avec son associée Amel Saadallah, de donner du souffle au cinéma d’auteur dans le pays.

C’est en janvier 2012, au sein du centre culturel municipal Mad’art fondé par la femme de théâtre Raja Ben Ammar, que voit le jour la salle Cinémadart, créée par Amel Saadallah et Kaïs Zaied, époux et associés. « L’idée nous est venue après notre expérience de ciné club universitaire, que nous animions avec des amis. La diffusion du cinéma indépendant en Tunisie nous est apparue à la fois comme vocation et comme nécessité, et nous voulions investir un lieu, une salle déjà aménagée, comme celle du Mad’art. » Ni une ni deux, d’anciens exploitants – qui géraient le cinéma AfricArt, en centre-ville de Tunis – leur prêtent un projecteur 35mm qui, après deux ans de loyaux services et au vu de la rareté des copies, finit remplacé par… un lecteur Blu-ray, le temps que le ministère de la Culture verse sa subvention pour l’aide à la numérisation (à hauteur de 50 %) ; tandis qu’est signé le bail avec la municipalité de Carthage, propriétaire des murs. Mais assez rapidement, l’offre de films d’auteur disponible dans le pays s’est avérée trop faible pour permettre la diversité souhaitée au départ du projet, à une époque qui comptait seulement deux distributeurs réellement actifs (Ciné 7ème Art, toujours en activité, et Arts Distribution, qui ne l’est plus). D’où la création, dès 2013 par Amel Saadallah, Kaïs Zaied et un troisième associé, Mohamed Frini, d’un nouvel acteur de poids dans le paysage : Hakka Distribution, spécialisé dans le cinéma indépendant tunisien, arabe et international.

Dès lors, Cinémadart, mono-écran de 220 fauteuils, se pérennise autour de trois axes majeurs : le premier étant naturellement la programmation de films d’auteur mais aussi de quelques blockbusters français et américains, « bien qu’en réalité, ils ne fonctionnent pas du tout chez nous, tant ils ne s’adressent pas à notre public cible de cinéphiles avertis ». Ainsi, à l’affiche cette semaine, le film tuniso-palestinien Alam de Firas Khoury, sorti le 17 mai (le 30 août en France chez JHR), Asteroid City de Wes Anderson, et l’animation produite par SND, Miraculous. Par ailleurs, « grâce à une offre de films de plus en plus diverse ces dernières années, nous voyons affluer de nouveaux publics, beaucoup plus occasionnels. C’était le cas avec Dachra, le premier film d’horreur tunisien, qui avait cartonné en 2019 [quelque 300 000 entrées, ndlr.] et qui a attiré en salles de nombreux adolescents. C’est le cas aujourd’hui avec Demain sera mieux, une comédie tunisienne populaire qui nous a permis de nous adresser aux habitants des quartiers limitrophes plus populaires », le cinéma étant situé à mi-chemin sur une route qui relie ces quartiers à la banlieue plus huppée de Carthage, Sidi Bou Saïd et La Marsa. « Cinémadart est avant tout un cinéma de proximité, qui travaille à la fidélisation des spectateurs grâce à un plein tarif abordable de 8 dinars [2,35 €] et dont la mission première est de défendre les films indépendants, les rendre rentables. »

Un objectif plusieurs fois atteint avant la pandémie, surtout avec les films tunisiens, mais qui relève aujourd’hui d’un mirage. « Certes, 2019 était une année record pour nous, avec 60 000 entrées annuelles », explique Kaïs Zaied. « En 2022, nous en avons comptabilisées 16 000 – un résultat plus ou moins similaire que lors de notre ouverture en 2012. Tous les films qui sortent depuis l’année dernière font le tiers de leur potentiel pré-pandémie, même ceux d’auteur tunisiens autour desquels il y a un engouement : Sous les figues, Ashkal… Beaucoup d’espoir repose sur Les Filles d’Olfa, qui devrait sortir cet automne. » L’exploitant analyse pourtant que les multiplexes Pathé, les seuls de ce calibre en Tunisie, ont quant à eux atteint leurs objectifs de fréquentation, « ce qui est, en somme, très réjouissant pour tout notre secteur. Pathé a su reposer sur les centres commerciaux auxquels ses cinémas sont adossés pour reprendre des couleurs, tandis que chez nous, le seul produit d’appel est le film ».

La salle de 220 sièges

Les deux autres axes du Cinémadart sont l’accueil du ciné club Cinéfils, « où des équipes de film, des critiques, des professionnels ou encore des professeurs viennent échanger avec le public après les projections » – comme lors du dernier cycle organisé, “Récits d’Algérie” –, ainsi que l’organisation de manifestations culturelles importantes, comme les Journées cinématographiques de Carthage (JCC). « Il y a encore une très forte culture de l’événementiel en Tunisie. Durant les JCC, les séances affichent complet et nous sommes souvent amenés à refuser du monde, mais pour le même film une semaine après, l’affluence est beaucoup plus faible. » Autre enjeu : les périodes de ramadan et de canicule – l’été tunisien dépassant quotidiennement les 40°C –, durant lesquelles « nous réduisons considérablement le nombre de séances, d’une à deux par jour contre quatre à cinq habituellement. »

Cinémadart fait par ailleurs partie de la Cicae et du réseau NAAS (Network of Arab Alternative Screens), réseau de cinémas art et essai dans le monde arabe, « avec qui nous mutualisons et partageons des expériences, des campagnes de communication et même des coûts de programmation. Cela nous permet de gagner en crédibilité et en reconnaissance internationale, notamment pour aller chercher des financements », explique Kaïs Zaied, qui faisait cette année partie du jury des Prix des cinémas art et essai, organisé par l’Afcae lors du Festival de Cannes.

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