Rétro 2023 : le cinéma au rapport

Bruno Lasserre dans l'émission Boxoffice Pro du 12 mai 2023

Alors que le monde entier continue de citer la France comme un modèle, 2023 aura été l’année de tous les rapports sur le cinéma, pour des bilans relançant l’éternel débat entre régulation et liberté, entre art et essai, entre art et industrie. Dans un contexte toujours marqué par la crise sanitaire et celle de l’énergie, le cinéma n’a pas échappé non plus cette année aux questions de diversité, d’éducation, d’écologie… et d’intelligence artificielle.

L’an dernier, face aux phénomènes amplifiés par la crise sanitaire, les pouvoirs publics avaient confié à l’ancien président de l’Autorité de la concurrence, Bruno Lasserre, une mission visant à interroger et redéfinir la régulation dans la filière cinéma. Tombé en avril 2023, le fameux rapport Lasserre allait guider tout au long de cette année plusieurs mesures, notamment pour l’exploitation, entre décrets et relance de nouveaux chantiers. Certes, comme le commentera le président du CNC, le rapport Lasserre n’annonce pas « le grand soir » mais des aménagements, entre un encadrement renforcé sur certains sujets – engagements de programmation – et plus de souplesse sur d’autres – cartes illimitées –, sans prôner d’intervention sur le calendrier des sorties distributeurs ni la protection des salles comme actifs stratégiques. Bruno Lasserre réaffirme le besoin de soutenir la diversité, qui doit passer aussi par une plus grande sélectivité dans le classement art et essai, en tenant compte du potentiel économique des films.

Pas de remise en cause fondamentale donc, de ce qui a toujours fait le modèle français, et que le monde nous envie, comme on l’a entendu maintes fois encore ces ferniers mois. Pourtant, les parlementaires de tous bords se mettent cette année à faire leur rapport. Un mois après la publication Lasserre, le sénateur LR Roger Karoutchi, membre de la commission des Finances, pointe « l’Itinéraire d’un art gâté » et préconise, notamment pour « développer le potentiel commercial » des films, de réviser tous les mécanismes de soutien au cinéma, afin de « décharger progressivement l’État du financement de la prise de risque artistique par des outils budgétaires ».

Quelques jours après, une mission de la commission Culture du Sénat « contre-attaque », par la voix des sénateurs Céline Boulay-Espéronnier (LR), Sonia de La Provôté (Union Centriste) et Jérémy Bacchi (Communiste citoyen et écologiste), qui font leurs propositions pour un « art majeur qui a de l’avenir ». En adaptant aussi les soutiens du CNC, mais pour des productions mieux financées et distribuées, pour une meilleure diffusion de la diversité… et pour « faciliter la vie des exploitants ». Ils déposeront en septembre une proposition de loi reprenant leurs arguments.

Enfin, en septembre, la Cour des comptes rend ses observations sur le CNC. Tout en reconnaissant à son tour qu’il a rempli ses missions et a su, notamment pendant la crise sanitaire, « protéger et accompagner une industrie nationale de premier plan », elle tique sur la gestion interne du Centre et en appelle à un contrôle externe renforcé… et demande elle aussi de mener à son terme une nécessaire réforme des aides. Dominique Boutonnat, auquel on reproche tour à tour une approche néo-libérale ou de gaspiller l’argent public, répond dans Le Monde, réaffirmant pourquoi et comment « l’exception culturelle française en matière de cinéma est d’abord une exceptionnelle réussite ».

Accompagner l’industrie tout en protégeant l’art… et essai

Cinq mois plus tôt à Cannes, la Palme d’or à Anatomie d’une chute l’avait montré. Et le discours de Justine Triet, mal perçu par beaucoup, ne disait pas autre chose. Cette « exceptionnelle réussite », l’État veut d’ailleurs l’accompagner au niveau industriel. Toujours depuis la Croisette, la ministre de la Culture et le secrétaire général pour l’investissement annoncent les 68 projets retenus dans le cadre de La Grande Fabrique de l’image. Doté de 350 millions d’euros, ce volet du plan France 2030 ambitionne en effet de faire du pays un leader en matière de tournages et de production, en accompagnant les studios et organismes de formation, et ce à travers toutes les régions.

Pour ce qui est d’accompagner la diffusion des films, on continue de débattre du rapport Lasserre, des Rencontres art et essai de Cannes en mai jusqu’au Congrès de la FNCF en septembre, en passant par sa traduction dans la loi. Si la mesure est controversée parmi les exploitants, les engagements de programmation sont relancés et étendus aux ententes, le président du CNC pouvant désormais lui-même les fixer de façon contraignante. C’est le sens du décret entré en vigueur fin octobre, qui lâche par ailleurs du lest sur l’agrément des formules illimitées. Il est aussi prévu de réinstaurer des engagements de diffusion pour les distributeurs, ce qui reste à régler par la loi. Et pour ce qui n’est toujours pas réglé : les nouveaux critères de classement art et essai, sur lesquels il convient de se mettre d’accord. En effet, « une réflexion collective s’impose, pour atteindre les deux objectifs du classement : soutenir le risque éditorial des salles en récompensant leur programmation et leur travail d’animation, et préserver l’aménagement du territoire pour que les films de la diversité soient diffusés partout ». Dominique Boutonnat résume les enjeux et le dilemme exprimé par tous : une plus grande sélectivité, sachant que l’enveloppe des aides est fermée, risque d’exclure certaines salles du classement. « La réforme art et essai va faire souffrir certaines salles, mais il ne faut pas qu’il y ait de morts », pointe le président de la FNCF Richard Patry à Cannes, même si, du côté du CNC, on assure que la réforme – puisque réforme il y aura – vise à moduler le montant des subventions, et non pas à « opposer les salles des villes et les salles des champs ». Les aides étant basées sur la place accordée aux films art et essai, les avis divergent aussi sur les critères de recommandation, en fonction du nombre de copies ou de la qualité “artistique” des œuvres. Et si l’Afcae et le Scare ne sont pas toujours en osmose sur ce point, il est un sujet qui rassemble toutes les salles art et essai : la question des publics jeunes, en particulier les 15-25 ans, doit être au cœur du classement. Car le CNC a confirmé en 2023 que le fonds Jeunes cinéphiles, lancé pendant la crise, ne sera pas renouvelé. La dotation qui y était consacrée sera reportée sur l’enveloppe art et essai… mais celle-ci n’a pas augmenté. 

L’éducation aux images menacée, malgré l’évolution du pass Culture…

Certes, Dominique Boutonnat réaffirme tout au long de cette année l’enjeu des jeunes et de l’éducation comme une priorité, et s’active pour tripler le nombre de médiateurs « avec 200 postes prévus dans les prochaines conventions État/CNC/Régions, pour la période 2023-2025 ». Mais cela reste au bon vouloir… des Régions. Certes, l’utilisation du pass Culture progresse dans tous les cinémas, son éditorialisation est renforcée, et son volet collectif, étendu à la rentrée 2023/24 aux classes de 6e et 5e, contribue à faire évoluer l’outil comme un renfort éducatif, même s’il ne prend pas en charge le déplacement des élèves. Mais l’appli n’a pas été conçue pour se substituer aux dispositifs nationaux d’éducation aux images, encore une exception française, qui, depuis 30 ans, a fait ses preuves. En début d’année, les tarifs pour les séances scolaires relevant de ces dispositifs ont été revalorisés – une nécessité économique pour les salles –, tandis que rien n’est réglé pour le coût galopant des transports, qui reste un frein majeur pour beaucoup d’établissements scolaires. Mais ces sujets récurrents ont été balayés, à la veille de la rentrée, par une décision de l’Éducation nationale, prise sans concertation avec ses partenaires (ministère de la Culture et CNC, collectivités et professionnels du cinéma). Le guide du “remplacement de courte durée” (RCD), adressé aux chefs d’établissements, remet en cause le visionnement des films en salle et la formation des enseignants sur le temps scolaire. À Deauville en septembre, Richard Patry en appelle à un “Grenelle de l’éducation aux cinémas”, fédérant ministères, enseignants et exploitants. Deux mois plus tard, on constate déjà que de nombreux enseignants ont renoncé à participer aux dispositifs. En novembre dernier, lors des Rencontres nationales de l’Archipel des lucioles, les acteurs de terrain témoignent des dégâts observés et de leur colère, face aux représentants du CNC… qui n’y sont pour rien et réaffirment leur soutien aux dispositifs.  

Mission distribution 

Si l’idée a souvent été évoquée, la Fédération nationale des éditeurs de films demande en février aux pouvoirs publics « de prendre la mesure du rôle déterminant de l’éditeur-distributeur dans l’attractivité du cinéma en mettant en place un crédit d’impôt distribution », comme il en existe pour la production. Un amendement est déposé en ce sens en octobre, par le député Renaissance Quentin Bataillon, dans le cadre du PLF 2024. Et lors des Rencontres de l’Arp, le directeur général délégué du CNC annonce une étude sur la distribution, confiée à une personnalité indépendante, dans l’idée de faire un état des lieux du secteur et de mieux soutenir sa prise de risque, notamment sur le cinéma d’auteur. Un mois plus tard, Jean-Paul Cluzel, ancien président de l’Ifcic, se voit confier cette mission. Ses conclusions sont attendues d’ici mai 2024.

Plus largement, dans la lignée des évolutions du monde et de la société, les salles accélèrent leur transition écologique, notamment par le passage à la projection laser, et une nouvelle commission de la FNCF est dédiée à l’écologie des cinémas. Au Congrès de Deauville, le CNC annonce que des formations sur « les enjeux de décarbonation et les équipements durables des cinémas » seront proposées aux exploitants dès le printemps 2024. Le cinéma poursuit aussi ses efforts en matière de parité, le nombre de salariées dans la filière ayant augmenté en 2023 de 10,7 % par rapport à 2019, même si la polarisation des métiers et les inégalités salariales persistent. Dans le secteur de l’exploitation, le tout premier accord de branche sur l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes a été signé fin février par les organisations syndicales, et doit s’appliquer à toutes les entreprises, au-delà de celles affiliées à la FNCF. 

Enfin, les questions de souveraineté culturelle, ou celles posées par le développement fulgurant de l’intelligence artificielle, interrogent le cinéma, de sa création à sa diffusion. Début décembre, après une mobilisation notable de la filière, le parlement européen maintient la territorialité des droits audiovisuels, autrement dit le géoblocage qui avait été remis en cause à Bruxelles par les règles du libre échange. En revanche, l’Europe est à la traîne pour encadrer l’utilisation de l’IA. Alors que les grèves des auteurs et acteurs américains ont abouti à faire respecter leurs droits face au recours à l’intelligence artificielle générative, les cinéastes européens multiplient les déclarations, à Cannes puis à Venise, notamment pour réclamer la transparence sur les données d’entraînement et les contenus générés par l’IA.En octobre, en France, les professionnels du cinéma et de la culture interpellent le gouvernement, alors que l’Union européenne commence juste à s’entendre sur les grands principes encadrant l’intelligence artificielle : « nous réaffirmons l’absolue nécessité de placer l’éthique au cœur de l’action des pouvoirs publics dans l’encadrement de ces nouvelles technologies. Notre avenir en dépend. »

Bruno Lasserre dans l'émission Boxoffice Pro du 12 mai 2023
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