Brève histoire du cinéma maghrébin à Cannes

DOSSIER : LE MAGHREB À CANNES [1/3]

Avec un total de huit (co)productions algériennes, marocaines et tunisiennes, jamais le Maghreb n’a aussi bien été représenté au Festival de Cannes qu’en 2023. 65 ans après la première sélection cannoise d’un film de la région, tour d’horizon non-exhaustif des films maghrébins qui ont marqué la Croisette.

1958, l’année des premières fois. Deux ans à peine après l’indépendance de la Tunisie, le premier long métrage de l’histoire du pays, Goha, coproduction française réalisée par Jacques Baratier, remporte le prix du « premier regard » au 11e Festival de Cannes. Premier film maghrébin, à être présenté sur la Croisette, il s’inspire du personnage de J’ha, un farceur plein d’esprit ancré dans la culture et les légendes du folklore arabe et tunisien – avec, dans le rôle éponyme, le sphinx Omar Sharif, épaulé de Zohra Faïza, devenue icône en Tunisie, et d’une certaine native de La Goulette, Claudia Cardinale, dans son premier rôle dans un long métrage. Une restauration de la comédie, menée par les Archives françaises du film du CNC, est projetée à Cannes Classics en 2013.

Goha de Jacques Baratier (1958). © La Cinémathèque française

Depuis, seuls deux autres films tunisiens ont intégré la compétition : Une si simple histoire en 1970, réalisé par Abdellatif Ben Ammar, et Les Filles d’Olfa… en 2023. Le nouveau film de Kaouther Ben Hania, qui se présente comme un documentaire au « dispositif hors du commun » – et prévu sur les écrans français le 5 juillet prochain sous pavillon Jour2Fête –, tentera de rafler la deuxième Palme d’or de l’histoire des cinémas maghrébins, après celle de Chronique des années de braise de l’Algérien Mohammed Lakhdar-Hamina en 1975, décerné par le jury présidé par Jeanne Moreau.

C’était alors l’âge d’or algéro-cannois. Sur les 22 longs métrages algériens présentés au Festival, toutes sections confondues, 11 l’ont été entre 1967 et 1977, dont quelques-uns aujourd’hui devenus cultes : Le Vent des Aurès de Lakhdar-Hamina, prix de la première œuvre 1967, Z de Costa-Gavras, prix du jury 1969 (et Oscar du meilleur film étranger pour l’Algérie), L’Opium et le Bâton d’Ahmed Rachedi à la Quinzaine des Réalisateurs 1970, la Palme 1975 citée plus haut… Tous traitent d’un sujet commun : la colonisation française et la guerre d’Algérie, à l’heure où commence un long travail de mémoire de part et d’autre de la Méditerranée, que le cinéma accompagne d’autant plus qu’il participe à la construction d’une histoire nationale de l’Algérie. Tous, sauf un : à la Semaine de la Critique 1977, Merzak Allouache vient présenter son premier long métrage de fiction, Omar Gatlato, comédie qui, pour la première fois dans un film algérien, s’intéresse à une génération qui n’a pas ou peu connu la douloureuse histoire du pays. De l’autre côté de la mer, il bat tous les records d’entrées, avec 300 000 spectateurs sur plus de 300 salles.

Omar Gatlato de Merzak Allouache. © Collection Christophel

Depuis, la présence algérienne au Festival s’essouffle mais se fait plus événementielle, comme en 2006, où le prix d’interprétation masculine est remis aux acteurs d’Indigènes de Rachid Bouchareb, co-produit avec la France, le Maroc et la Belgique et qui dépassera plus tard les 3 millions d’entrées dans les salles françaises où il était distribué par Studiocanal. Ou encore en 2019, avec la révélation de Lyna Khoudri dans Papicha de Mounia Meddour, à Un Certain Regard. 2023 est une nouvelle occasion pour l’Algérie de marquer le coup avec la première sélection cannoise d’un film en langue berbère : La maison brûle, autant se réchauffer, court métrage de Mouloud Aït Liotna, tourné en Kabylie, à la Quinzaine des Cinéastes.

Depuis sa 2e édition en 1970 (et la sélection de L’Opium et le Bâton donc), avec 25 films algériens, marocains et tunisiens présentés sur un total de 80 qui ont foulé la Croisette, la section parallèle a souvent fait la part belle aux cinéastes du Maghreb. Parmi eux, la première femme maghrébine sélectionnée à Cannes, la Tunisienne Moufida Tlatli qui, après avoir assuré le montage d’Omar Gatlato, d’Aziza d’Abdellatif Ben Ammar (Quinzaine des Réalisateurs 1980), de L’Ombre de la Terre de Taïeb Louhichi (Semaine de la Critique 1982), de Caméra arabe (Sélection officielle 1987) et de Halfaouine, l’enfant des terrasses (Quinzaine des Réalisateurs 1990) de Férid Boughedir, présente en 1994 sa première réalisation, Les Silences du palais. À l’affiche, une Hend Sabri âgée de 15 ans dans son tout premier rôle au cinéma, et au générique, Dora Bouchoucha, directrice de production. Moufida Tlatli reçoit pour Les Silences du palais une mention spéciale du jury de la Caméra d’or et le film dépasse les 200 000 entrées dans les salles françaises. La réalisatrice revient en 2000 pour présenter La Saison des hommes à Un Certain Regard, puis l’année suivante, pour intégrer le jury de la Compétition. Elle s’éteint le 7 février 2021.

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La Quinzaine des Cinéastes présente cette année Déserts de Faouzi Bensaïdi. Le cinéaste marocain, que l’on aperçoit également devant la caméra de Meryem Benm’Barek dans Sofia (prix du scénario Un Certain Regard 2018), retrouve le Festival de Cannes en tant que réalisateur, vingt ans pile après la sélection à Un Certain Regard de Mille mois, son premier long. Son nouveau film, qui sera distribué en France par Dulac, suit Mehdi et Hamid, deux amis employés d’une agence de recouvrement, qui sillonnent les villages du grand Sud marocain dans leur vieille voiture et jouent aux durs pour faire du chiffre, jusqu’au jour où une rencontre les entraîne dans un périple mystique.

Difficile d’évoquer les sélections cannoises du Maroc sans parler de Nabil Ayouch et Maryam Touzani – cette dernière faisant partie cette année du jury de la Compétition. À eux deux, cinq de leurs réalisations ont été présentées sur la Croisette, des Chevaux de Dieu (Un Certain Regard 2012) au Bleu du caftan (Un Certain Regard 2022) en passant par Much Loved, qui fit sensation à la Quinzaine des Réalisateurs 2015 avant d’être interdit dans le Royaume pour « outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine », et Haut et fort en 2021, premier film marocain en lice pour la Palme d’or depuis Âmes et rythmes d’Abdelaziz Ramdani… en 1962.

Much Loved de Nabil Ayouch. © Virginie Surd – Pyramide

Du côté de la Semaine de la Critique, c’est le réalisateur français Olivier Kaxe qui permet au Royaume de décrocher en 2016 le Grand prix Nespresso, avec Mimosas : La Voie de l’Atlas, un western marocain coproduit avec l’Europe et le Qatar qui suit une caravane d’hommes et de chevaux dans les montagnes du Haut-Atlas – et qui cumule 25 000 entrées en France (Ufo Distribution).

Cette année, ce sont deux nouveaux cinéastes marocains qui viennent présenter, à Un Certain Regard, leurs premiers longs métrages : Asmae El Moudir pour La Mère de tous les mensonges, un documentaire qui plonge dans la mémoire de la famille de la réalisatrice, son quartier et son pays ; et Kamal Lazraq pour Les Meutes, un thriller dans les faubourgs populaires de Casablanca où Hassan et Issam, père et fils, sont chargés de kidnapper un homme.

Premier film aussi en Sélection officielle, qui fait la part belle à la jeunesse, avec celui du réalisateur franco-algérien Elias Belkeddar, Omar la fraise, en Séance de minuit. Tourné à Alger, le film suit le bandit éponyme (Reda Kateb) et son acolyte (Benoît Magimel) en cavale dans la capitale algérienne – sortie prévue le 24 mai chez Studiocanal. Enfin, côté Acid, la réalisatrice tunisienne Sonia Ben Slama présente son deuxième documentaire Machtat, sans distributeur français, qui part à la rencontre de musiciennes traditionnelles chargées d’animer les cérémonies de mariage. Le huitième film de la région sélectionné à Cannes cette année est le court métrage Ayyar de la Marocaine Zineb Wakrim, réalisé dans le cadre de ses études à l’École supérieure des arts visuels de Marrakech et présenté à la Cinéfondation. Une section qui avait notamment accueilli Kamal Lazraq en 2011.

Avec les Tunisiens Erige Sehiri et Youssef Chebbi, qui sont respectivement venus présenter Sous les figues et Ashkal à la Quinzaine des Réalisateurs 2022, ou encore l’Algérien Amin Sidi-Boumédiène et le Marocain Alaa Eddine Aljem, dont les films respectifs Abou Leila et Le Miracle du Saint Inconnu concouraient à la Semaine de la Critique 2019, cela fait autant de nouvelles voix d’un nouveau cinéma maghrébin que le Festival de Cannes amplifie de plus en plus. De nouveaux films qui amènent de nouveaux enjeux dans les financements et les perspectives de diffusion de ces cinémas – dans leurs pays, en France et au-delà.

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