La société a déployé depuis plusieurs mois une nouvelle stratégie autour du cinéma français, avec l’accompagnement de jeunes auteurs proches du public. Avec L’Origine du mal, Les Rascals, Marinette ou Le Livre des solutions, elle accélère avec des films plus ambitieux.
« De la part de Bong Joon-ho et accessoirement la mienne, on dédie ce César à tous les parasites du monde entier », avait lancé Manuel Chiche, co-fondateur de The Jokers Films, en réceptionnant la statuette de meilleur film étranger pour Parasite, en février 2020. En quelques mois, la Palme d’or 2019 venait de conquérir le box-office tricolore, avec plus de 1,8 million d’entrées, devenant alors le plus grand succès de la société.
« Depuis l’origine, la ligne de The Jokers est de travailler sur des cinéastes internationaux reconnus comme Wong Kar-wai, Nicolas Winding Refn ou Bong Joon-ho. Mais ces auteurs consacrent du temps à leurs projets, sans que nous ayons donc la certitude d’avoir un ou deux films par an. Manuel Chiche et Violaine Barbaroux [directrice générale, ndlr.] ont souhaité réinvestir le succès de Parasite dans le cinéma français et dans des projets mettant en avant des “parasites”, des personnes invisibles ou à la marge », raconte Mikaël Muller-Knisy, directeur des ventes des Bookmakers, qui programme les films The Jokers.
Sans être délibérée, cette nouvelle politique s’est portée sur le cinéma de genre, avec l’accompagnement de Just Philippot pour La Nuée, des frères Boukherma pour Teddy puis L’Année du requin ou encore Arnaud Malherbe pour Ogre. « Des scénarios qui proposaient alors un cinéma différent des plateformes, tout en s’adressant aux cinéphiles de demain, notamment les 15/25 ans, autour de thèmes peu ou pas assez exploités. » Aborder ce nouveau virage en pleine pandémie a compliqué la tâche, coupant la dynamique impulsée par Parasite, les films mentionnés n’ayant pu déployer leur plein potentiel dans un marché sans repère. Mais le plaisir pris à travailler sur ces projets a conforté The Jokers, qui a amorcé un nouveau virage vers un cinéma français plus large, initié début octobre par L’Origine du mal et qui va s’accélérer en 2023.
Le public au centre
« Notre volonté est de travailler sur des films qui racontent des histoires sociétales différentes, portés par de jeunes talents et une notion de divertissement. Ce n’est pas un cinéma misérabiliste, il y a une vraie générosité, que ce soit chez Sébastien Marnier ou Jimmy Laporal-Trésor pour Les Rascals [film coup de poing sur le racisme dans les années 80, ndlr.], Steve Achiepo pour Le Marchand de sables [sur un livreur contraint de se muer en marchand de sommeil, ndlr.] ou encore Sylvain Desclous pour De grandes espérances [sur un couple dont la future carrière politique est bouleversée par un drame, ndlr.] », explique Vincent Courtade, directeur marketing. « C’est stimulant pour nous car, plus qu’un sujet, nous vendons des expériences de cinéma, portées par des cinéastes qui ont envie de mettre le public au centre de leurs intentions. » Pour Mikaël Muller-Knisy, « après une longue période de fermeture des salles, ces réalisateurs veulent aller sur le terrain, échanger avec les spectateurs. On le voit aussi avec Simon Rieth pour Nos cérémonies. Toutes les projections en festivals ont permis de mener des discussions sur le plaisir de se retrouver dans une salle pour découvrir des histoires ».
Les projets sont sélectionnés sur scénario, avec beaucoup de temps consacré à l’écriture, en lien avec les productrices et producteurs – Avenue B pour L’Origine du mal, Sésame Films pour De grandes espérances, Barney Productions pour Marchand de sable ou encore Agat Films et Spade (filiale production de The Jokers) pour Les Rascals, pour ne citer qu’eux. « Ces auteurs sont connectés avec la réalité du monde, ne se mettent pas d’œillères et offrent des œuvres sincères, toutes ayant en commun de vouloir surprendre : il est quasi impossible pour le spectateur de savoir ce qui va advenir. » Vincent Courtade abonde : « Nous pouvons mettre ces films dans des “cases” rassurantes pour le public, qui a plus qu’avant besoin de savoir dans quoi il s’embarque. Notre responsabilité de distributeur c’est de lui promettre qu’il ne sera pas déçu, mais surpris positivement. Car un spectateur content c’est un spectateur qui revient en salle. »
Cette méfiance patente autour du cinéma français, et notamment d’auteur, oblige par ailleurs à davantage de pédagogie. Les projections en avant-première permettent de « redonner au public des gages de confiance et d’expliquer nos intentions », note Mikaël Muller-Knisy, prenant l’exemple des Rascals, « qui n’est pas un film violent mais sur la violence, le racisme, traités avec finesse et intelligence via un réel parti pris cinématographique ». Avec l’espoir de favoriser, lorsque « la magie opère » et que les films connectent spectateurs et auteurs, le bouche-à-oreille, d’autant plus crucial dans ce contexte, pour inciter à une curiosité qui fait globalement défaut depuis le début de la crise.
Des films déjà identifiés
Le line-up 2023 démontre aussi la croissance de The Jokers au niveau des enjeux et du nombre de films – le distributeur va accompagner une quinzaine de titres, en comptant le patrimoine –, certains à la notoriété publique plus établie. À commencer par Marinette, le biopic sur la pionnière du football féminin français, Marinette Pichon, incarnée à l’écran par Garance Marillier, et réalisé par Virginie Verrier ; produit par Vigo Films, ce portrait sortira sur les écrans français en juin prochain. Plus tard dans l’année, suivra Le Livre des solutions, le nouveau long de Michel Gondry qui réunit devant sa caméra Pierre Niney, Blanche Gardin et Vincent Elbaz et suit un réalisateur cherchant à vaincre ses démons qui nuisent à sa créativité. « Nous sommes ravis d’accompagner Michel sur le terrain et lui permettre de se reconnecter avec son public après plus de sept ans sans film », se réjouit Mikaël Muller-Knisy. Autre titre à enjeux : The Master Gardener de Paul Schrader, avec notamment Sigourney Weaver et Joel Edgerton. « C’est grisant d’avoir des films de jeunes talents et d’auteurs plus confirmés, qui nécessitent un travail différent. Cela renforce l’ambition de la société », estime Vincent Courtade.
La nouvelle stratégie, autour du cinéma français notamment, en réflexion depuis quelques années, a bénéficié de nouveaux moyens suite à l’intégration en mai 2022 de The Jokers au sein du groupe Logical Pictures, déjà actionnaire de la société depuis 2018. Sur le terrain, l’équipe a récemment été renforcée par l’arrivée de Boris Pugnet en qualité de directeur de la distribution, pour qui « l’ouverture du line-up est très forte chez The Jokers. Il y a énormément de films qui ne sont pas faits mais qui ont un public. Le souhait est donc d’aller davantage sur des sujets inexplorés ou mal exploités pour proposer des projets qui vont parler à ces spectateurs ».
Le patrimoine prend du poil de la bête
« Nous continuons à travailler sur le patrimoine via The Jokers Classics car depuis l’origine, Manuel Chiche a l’objectif d’expliquer que le cinéma a une mémoire », indique Mikaël Muller-Knisy. D’autant plus dans un contexte où, entre un marché de l’édition physique en chute libre et une offre streaming incomplète, la salle reste l’endroit privilégié pour (re)découvrir des films classiques. La société a d’ailleurs enregistré ces derniers mois de jolis succès, notamment avec l’œuvre de Wong Kar-wai, entre In The Mood for Love (53 000 entrées) et le dyptique As Tears Go By et Nos années sauvages (15 000 spectateurs cumulés). Préparant d’autres ressorties, toujours en 4K, de films du cinéaste hongkongais, The Jokers Classics travaille déjà sur l’un de ses temps forts du premier trimestre 2023 : la reprise de The Host le 8 mars. « À sa sortie en 2006, il était sans doute trop précurseur par rapport aux attentes du marché, avec une culture coréenne moins connue », le thriller fantastique de monstre de Bong Joon-ho se contentant de 160 000 entrées. « Pour la ressortie, Bong va venir en France pour rencontrer son public, plus nombreux depuis l’aventure Parasite », annonce Vincent Courtade. « L’idée est vraiment d’offrir à ce film, qui a plus que résisté au temps, l’exploitation qu’il mérite. »
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