Rencontre avec Ghofrane Heraghi, de L’Agora Djerba

Directrice du projet L’Agora, l’exploitante revient sur les enjeux de démocratisation de la culture et du cinéma en Tunisie, et les principales problématiques auxquelles fait face sa structure.

« Un espace culturel de proximité dans chacun des 24 gouvernorats de la Tunisie » : voilà l’ambition du projet L’Agora, déjà lancé à La Marsa (Tunis) et, depuis le 14 juillet 2022, à Midoun, sur l’île de Djerba, au sud du pays. Prochaines étapes : Gabès, au sud également, « d’ici un an et demi », et Le Kef, à l’est, « d’ici deux ans ».

À Djerba, la nouvelle salle de 122 fauteuils, implantée dans un centre commercial, répond à un constat affligeant : « Cela fait 30 ans qu’il n’y avait aucun cinéma sur l’île », déclare Ghofrane Heraghi, dont le projet n’en a pas, pour autant, été plus facile à monter. « Aucune étude sur les industries culturelles et créatives n’est réalisée en Tunisie. Il n’y a aucun véritable moyen de peser les opportunités de développement, à part mener sa propre étude. » Celle de L’Agora sur l’écosystème djerbien, un territoire de quelque 500 km2 particulièrement éclaté car sans réel réseau de transport, a révélé le besoin des 160 000 habitants de l’île en « espaces familiaux de qualité », auquel le cinéma tente de répondre.

Et les familles sont au rendez-vous : sur les 20 000 entrées réalisées depuis l’ouverture de l’espace culturel, qui accueille également concerts et pièces de théâtre, les projections jeune public (comme Pattie et la colère de Poséidon ou Ernest et Célestine, actuellement à l’affiche) sont celles qui rencontrent le plus de succès. Enfants et pré-ados représentent le cœur de cible du cinéma, qui propose des projections scolaires à destination des établissements de la région. « Nous contactons régulièrement écoles, collèges et lycées pour leur présenter notre catalogue de films et leurs dossiers pédagogiques d’accompagnement, pour les encourager à amener leurs élèves et débattre », autour de Zarafa, Vaillante, Marcher sur l’eau ou encore Rebel, parler racisme, écologie ou égalité des genres… Sans compter les ateliers artistiques que propose le lieu, ou encore le dispositif “La Ruche du cinéma”, qui fait découvrir les métiers de l’exploitation aux plus petits.

Pour autant, l’absence jusqu’ici d’offre culturelle sur l’île et, plus généralement, en dehors des grandes métropoles tunisiennes, n’équivaut pas nécessairement à une demande accrue et une forte affluence des publics. « L’essentiel de notre travail consiste à réintégrer le cinéma et la culture dans les habitudes de la population, et notre programmation se doit d’aller en ce sens », affirme Ghofrane Heraghi. Alors qu’à La Marsa, par exemple, productions françaises, films d’auteur américains ou retransmissions de ballets russes trouvent leurs publics, à Djerba, région plus conservatrice, « blockbusters hollywoodiens et films égyptiens » enchantent davantage. Le cinéma tunisien occupe également une belle place dans la programmation du mono-écran, notamment lors des projections gratuites des “jeudis du cinéma” avec, cette semaine, Fataria de Walid Tayaa, en hommage à l’actrice Rim Hamrouni, décédée le 19 février dernier.

L’Agora s’apprête par ailleurs à accueillir, en mars, le festival musical Sicca Jazz, cofondé par la même Ghofrane Heraghi. Mais la programmation hors-cinéma reste, dans l’ensemble, compliquée à gérer, et pour cause : l’éloignement de Djerba de la capitale tunisienne, à 7 heures de route. L’aéroport international représente en cela un « atout » pour faire venir artistes peintres (une nouvelle exposition tous les trois mois occupe les murs de L’Agora) et musiciens, notamment l’été, durant lequel des live sessions sont organisées chaque vendredi. Une programmation mouvante donc, à l’heure où L’Agora, qui repose sur du mécénat privé, se cherche encore un modèle économique rentable pour pallier ses lourds investissements, en plus de son café littéraire et son coworking space. La politique tarifaire – 14 dinars plein tarif (4 €), 10 dinars (3 €) enfants et étudiants –, relativement élevée par rapport au niveau de vie, ne parvient pas encore à équilibrer les dépenses du cinéma, tandis que « l’État, qui a longtemps promis de favoriser le développement économique et culturel des régions intérieures du pays, ne fait rien », déplore Ghofrane Heraghi.

L’Agora Djerba
L’Agora Djerba
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