Rencontre avec Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane, co-réalisateurs de Backstage

Nassim Baddag, danseur et acteur, et les réalisateurs de Backstage Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane © Cécile Vargoz

En suivant la nuit d’errance, sensorielle et onirique, d’une troupe de danseurs dans une forêt de l’Atlas, Backstage épouse la chorégraphie des corps pour évoquer les liens entre les personnages… et plus encore. La danseuse et comédienne tunisienne Afef Ben Mahmoud l’a écrit, puis co-réalisé et produit avec son époux Khalil Benkirane, cinéaste marocain qui dirige par ailleurs le Fonds d’aide du Doha Film Institute. Rencontre au Cinemed de Montpellier où le film était en compétition, après avoir été montré à la Mostra de Venise.

Backstage s’ouvre sur un spectacle de danse, étonnamment filmé, qui contient déjà tout le film ?

Afef Ben Mahmoud : Nous voulions que le film soit un voyage initiatique au cours duquel les masques tombent peu à peu. Le prologue dansé, construit avec le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui, raconte déjà le film et les relations entre les personnages. C’est ensuite la forêt qui prend le relais, avec ses sons, dans ce qui ressemble à une danse, mais plus dépouillée. Nous voulions raconter la complexité et le doute des êtres sans jamais être dans le jugement, en laissant les portes ouvertes, comme dans la vraie vie. 

Khalil Benkirane : Nous avons travaillé en lien étroit avec Sidi Larbi Cherkaoui – qui joue l’un des membres de la troupe –, notamment pour filmer cette scène inaugurale de danse, à deux caméras, en immergeant le spectateur avec les danseurs, pour peu à peu s’approcher de ceux qui sont les personnages du film. 

Les sons de la forêt sont très importants, tout comme les différentes langues que l’on entend…

Afef Ben Mahmoud :  Pendant cinq ans, nous avons fait des repérages dans cette forêt pour trouver le décor de chaque scène. La résonance d’un vol d’oiseau, le vent dans les cèdres immenses, beaucoup de sons nous ont surpris et sont devenus la “voix” de la forêt. Par ailleurs, c’est un film de troupe, une mosaïque de 10 personnages qui parlent tous des dialectes arabes différents, mais aussi le français ou l‘anglais. Dans l’art vivant on est tout le temps mélangé : nous avons naturellement ouvert le bal avec un Algérien, un Palestinien, des Belgo-Marocains ou des Franco-Tunisiens.

Khalil Benkirane : Dans nos pays, on nous a souvent imposé l’arabe classique, mais personne ne le parle. Et dans nos métiers, que l’on soit à Dubaï, à Casablanca ou à Paris, on rencontre des gens qui parlent chacun leur dialecte et l’on se comprend à 80 %. Par la culture, nous avons pu créer et célébrer une sorte de pan-arabisme, ce que la politique n’a pas réussi. Tourner ce film en arabe classique n’aurait eu aucun sens. 

© Lycia Productions

Le film suggère les choses sans trop en dire, aussi bien l’histoire des personnages que l’Histoire du monde autour d’eux…

Afef Ben Mahmoud : Nous avons fait beaucoup de “nettoyage”, enlevant de plus en plus  pour ne garder que l’essentiel des informations sur les personnages. Ce sont des danseurs et c’est leur corps qui parle avant tout. Le symbolisme de la nature était aussi important : la danse de la rivière et le cerf est l’une de nos références à Miyazaki, que nous aimons beaucoup. 

Khalil Benkirane : Ce travail de déconstruction a permis d’évoquer des sujets “sérieux” : le droit de la femme de ne pas enfanter, car son corps est son instrument de travail, le rapport à la nature et à l’environnement, dont ils ne sont pas aussi proches que ce qu’ils préténdraient être, le contexte géo-politique… : des sujets effleurés, sans jamais en faire une thèse. 

Le film est co-produit par le Maroc (Lycia Productions) et la Tunisie (Mesanges Films). Comment a-t-il été financé ? 

Khalil Benkirane : Nous avons eu plus de financement dans le monde arabe qu’en Europe, avec des fonds du Red Sea (Arabie saoudite), qui a été le seul apport en post production, le Doha Film Institute, Metafora Production (Qatar) et Aflamuna au Liban. À travers Film Clinic (basé en Egypte), qui a investi dans le film, nous avons aussi la distribution dans toute la région Mena (Afrique du Nord et Moyen Orient). Au total, nous avons trouvé plus de 50 % du financement dans le monde arabe, le reste venant de Belgique (Iota Production), de France (Les Films de l’Altaï) et de Norvège (DUOfilm). 

Les festivals ont-ils un rôle important pour un film d’auteur comme le vôtre ?

Khalil Benkirane : Bien sûr. Après Venise, où le film a été montré aux Giornate degli Autori, le Cinemed de Montpellier est le deuxième festival, d’autant plus important que le public y connaît le cinéma arabe. Il s’agit de la première en France, où le film n’a pas encore de distributeur. Backstage sera montré encore dans quatre festivals d’ici la fin de l’année, et nous espérons des sélections à Tribeca, Chicago ou Miami pour les États-Unis, mais aussi en Amérique du Sud. L’important est de faire la première, pour chaque pays, dans un grand festival, ce qui permet ensuite d’être sélectionné dans d’autres manifestations. Mais nous ne sommes qu’au début de l’aventure… 

Pourquoi avez-vous attendu 18 ans, après votre premier long Le fil blanc, avant de réaliser un nouveau film ?

Khalil Benkirane : Je suis le directeur du Fonds d’aide du Doha Film Institute [qui a, depuis sa création en 2015, aidé plus de 750 films du monde entier, et en particulier du monde arabe, ndlr.], auquel je me consacre à plein temps. L’institut soutient des premiers et deuxièmes films de réalisateurs du monde entier. Une position extraordinaire : on reste assis dans son bureau et tous les projets viennent vers vous, pour avoir un soutien financier. On choisit ce que nous pensons être le cinéma – et les talents – d’aujourd’hui et de demain. Nous recevonns entre 550 et 600 projets par an : argentins, chinois, tanzaniens, français… c’est génial ! J’aide donc des réalisateurs à faire leur film, c’est pourquoi j’ai mis ma carrière en suspens. Mais Afef étant ma femme… quand elle a écrit son scénario, j’ai été séduit. J’y ai vu quelque chose de frais et de différent et j’ai donc décidé de le co-réaliser avec elle.

Nassim Baddag, danseur et acteur, et les réalisateurs de Backstage Afef Ben Mahmoud et Khalil Benkirane © Cécile Vargoz