Figure centrale de la production tunisienne, Lina Chaabane revient sur la place grandissante des financements arabes dans les projets de films, en particulier ceux des jeunes auteurs du nouvel élan tunisien.
De retour de Ouagadougou, où elle faisait partie du comité de sélection du Fespaco, Lina Chaabane se réjouit de la consécration d’Ashkal, lauréat de l’Étalon d’or. Il est vrai que le thriller de Youssef Chebbi, qui s’immisce dans les immeubles-fantômes du quartier des Jardins de Carthage, est une parfaite illustration du nouvel élan du cinéma tunisien depuis la Révolution de 2011. « Plus qu’une simple libération de la parole, le cinéma tunisien s’étant toujours démarqué par sa modernité, les cinéastes se sont affranchis de l’auto-censure », analyse la productrice, pour qui, sans chauvinisme aucun, « les productions de ces dernières années font probablement du cinéma tunisien le plus intéressant du monde arabe, de par ses recherches dans le langage cinématographique, sa diversité des genres et des registres », d’où ses triomphes en festivals.
C’est notamment le cas des films de Mohamed Ben Attia, comme Hédi, un vent de liberté – Ours d’argent du meilleur acteur et prix du meilleur premier film à la Berlinale 2016 – et Mon cher enfant (2018), produits par Nomadis Images. Fondée par Dora Bouchoucha en 1995, la société de production que Lina Chaabane intègre dès 1997 a essentiellement accompagné deux auteurs, de leurs courts aux longs métrages : Mohamed Ben Attia, donc, et Raja Amari (Satin rouge, Corps étranger). Parmi ses récentes productions, Nomadis Images est également derrière Ghodwa de Dhafer El-Abidine, distribué par Hakka Distribution et qui a dépassé les 120 000 entrées en Tunisie, ou encore la coproduction égyptienne Souad, d’Ayten Amin. « Souad était un projet qui nous tenait beaucoup à cœur avec Dora Bouchoucha, et que face à toutes les difficultés qu’il avait à se concrétiser, nous avons décidé de porter nous-mêmes », confie la productrice. « Nous l’avons découvert dans le cadre des Ateliers Sud-Écriture, un dispositif d’aide à la réécriture que nous portons pour les auteurs de premier ou deuxième long métrage d’Afrique et du monde arabe, et Souad est aujourd’hui le seul film à avoir été sélectionné et à Cannes [label Cannes 2020], et à Berlin [section Panorama 2021] ! »
En attendant le prochain long de Mohamed Ben Attia, Les Ordinaires, qui ne devrait pas tarder à arriver sur les écrans des principaux festivals occidentaux, Lina Chaabane reconnaît que depuis quelque temps, le Moyen-Orient est devenu un marché, un terrain d’exposition et, surtout, un guichet de financement de premier plan. « Les contributions européennes sont de plus en plus faibles, et n’arrivent généralement que tard dans la chaîne de production du film, souvent après son tournage. C’était le cas pour Hédi, qui a finalement été vendu sur 22 territoires, en Europe et au-delà, et c’est toujours le cas pour Les Ordinaires, qui n’aurait pas existé sans les fonds saoudiens et qataris. Ils sont aujourd’hui nos premiers interlocuteurs. » Et en termes d’exploitation du film, ce n’est pas dans les salles du monde arabe mais bien sur ses plateformes de streaming – comme Shahid – que les films d’auteur tunisiens engrangent le plus de bénéfices.
Mais avant les financements étrangers, les productions tunisiennes peuvent aussi compter sur les fonds du ministère de la Culture, dont l’aide est souvent la première reçue par les équipes de films. Représentant généralement un tiers des budgets totaux, pour un maximum légal de 35 %, cette aide publique garantit au pays « la paternité des films », avant qu’ils ne se tournent vers les guichets internationaux. Porter des projets auprès des commissions d’aides s’avère pourtant de plus en plus difficile, avec « une résistance de plus en plus grande à de nouvelles propositions cinématographiques, de registres, de langages. Il est particulièrement difficile de débuter comme jeune auteur en Tunisie, et c’est parce que nous avons acquis une certaine crédibilité que Nomadis Images peut aujourd’hui accompagner de nouveaux talents ». Parmi eux, les documentaristes Rim Temimi, dont le premier long Manca Moro (2022) se plonge dans l’histoire de la communauté sicilienne en Tunisie, ou Sami Tlili, dont le film Sur la transversale (2017) analysait la mémoire collective tunisienne autour de l’épopée de l’équipe nationale à la Coupe du monde de football de 1978. Des œuvres pointues, qui trouvent un écho certain dans le pays sans bénéficier pour autant d’une grande audience. « Notre public, celui du cinéma d’auteur, n’est ni le plus important, ni le plus audible, mais nos films, avec l’ensemble du nouveau cinéma tunisien, ont permis à la distribution de renaître », affirme Lina Chaabane.
Également directrice exécutive et programmatrice du festival de cinéma méditerranéen Manarat jusqu’en 2022 – une édition dont elle et Dora Bouchoucha se sont finalement éloignées, du fait de l’immobilisme politique et administratif du gouvernement pour la régularisation de l’association organisatrice –, la productrice s’alarme par ailleurs que « les festivals indépendants tunisiens se meurent », tant ils voient leurs subventions, en particulier publiques, diminuer d’année en année. Et là est peut-être tout l’enjeu du développement du secteur cinématographique tunisien : une bureaucratie allégée, plus dynamique et encline à accompagner les films et leurs espaces de diffusion, à délivrer des autorisations de tournage – « notamment avec un drone », soupire-t-elle – et à faire confiance à ses auteurs. Des entraves que Lina Chaabane attribue à « la méconnaissance et à la peur. Le cinéma a toujours fait peur… », avant d’ajouter : « Sauf quand personne n’y allait ! Avant 2011, au moins, nous passions sous les radars ! »
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