Intelligence artificielle : réguler pour affirmer la place de l’auteur

De g. à d. : Benoit Carré (auteur-compositeur), Marine Francen (coprésidente de la SRF), Radu Mihaileanu et Nathalie Marchak (vice-présidents de L’Arp), David Defendi (fondateur de Genario), Mathilde Pavis (experte juridique internationale). Étaient aussi présents en visio, Laurence Devillers (professeure à Sorbonne Université et chercheuse au CNRS), Laurence Farreng (députée européenne) et Howard A. Rodman (ancien président de la Writers Guild of America West). ©Susy Lagrange

La rapidité de l’évolution technologique de l’intelligence artificielle bouleverse le monde. Utilisée comme outil de création, elle soulève la question de la protection des artistes en général, comme l’ont montré ces derniers mois les revendications des auteurs et acteurs américains, et plus largement la nature des œuvres. Les Rencontres de l’Arp ont choisi de dédier leur premier débat au sujet complexe de l’IA.

Le parlement européen a adopté en juin dernier un projet de régulation de l’IA pour une mise en application en… 2026. Malgré l’urgence et la prise de conscience  globale, le constat est clair : le progrès technologique est beaucoup plus rapide que sa régulation. Nathalie Marchak, vice-présidente de l’Arp, en témoigne, notamment depuis novembre 2022 et  bouleversement de l’ouverture au grand public de ChatGPT, qui comptait déjà, en janvier 2023, 100 millions d’utilisateurs et une valorisation à 29 milliards de dollars. Radu Mihaileanu, aussi vice-président, rappelle que la Déclaration des Cinéastes à Venise, il y a deux mois, interrogeait l’enjeu pour les créateurs et les auteurs de trouver leur juste place tout en protégeant la diversité de la création. 

Un outil de création pour un auteur indestructible

Benoit Carré, auteur-compositeur qui a intégré une équipe de chercheurs sur le sujet, reconnaît un outil extraordinaire qui lui a permis d’interroger et de bousculer son travail de composition musicale. « Le travail statistique peut résonner avec le créateur et alimenter sa créativité. » Néanmoins, le droit « ne permet pas aujourd’hui de rémunérer les œuvres composites ». De son côté, David Defendi, fondateur de Genario, outil d’aide à l’écriture du scénario grâce à l’IA, engage à une démarche ludique et décomplexée : « L’IA est d’une souplesse et fluidité démentes. Elle se trompe, elle n’a pas de précision scientifique. C’est un cheval sauvage qu’il faut apprivoiser. » Cependant, elle ne se dispense pas du créateur, puisque c’est un outil auto-apprenant qu’il faut sans cesse alimenter et diriger. « Elle peut autant enfermer dans les certitudes que pousser le créateur. » Bien sûr, le fondateur de Genario conçoit qu’il y aura nécessairement des dérives. « Ce qui fait l’auteur, c’est bien sa capacité de choisir, son goût ; en cela, il est indestructible. Mais il faut rester lucide : la régularisation est nécessaire. Les avocats doivent inventer des façons de rémunérer les auteurs et les scénaristes dont l’IA va s’inspirer. » Ce qui, par ailleurs, pose la question du partage des scénarios, aujourd’hui quasiment inexistant. 

La régulation passe par la connaissance scientifique

Dès lors, la transparence dans l’IA est-elle possible ? « La régulation nécessite une connaissance scientifique de son fonctionnement », précise Laurence Devillers, professeure à Sorbonne Université et chercheuse au CNRS. La scientifique explique que les IA génératives sont des sommes de pièces de puzzle qui s’assemblent sur une compréhension contextuelle des “tokens” (l’entité minimale), qui ont perdu leurs sources. « Jusqu’à quel point pourra-t-on reconstituer leur traçabilité, sans compter les risques de cybersécurité ? » Parmi les paramètres ou hyperparamètres à prendre en compte, celui dit de “la température”, qui demande à l’IA de produire non pas le meilleur token, mais l’un des meilleurs, au choix aléatoire de la machine. Quid également des critères de la régulation de “l’apprentissage dit supervisé par les humains” des IA pour améliorer les réponses de la machine ? « Nous sommes trop néophytes pour utiliser l’IA sagement. Demain nos métiers devront être basés sur une meilleure connaissance de ces outils », conclut la chercheuse.

L’Europe doit muscler son IA

En espérant une régulation (utopique ?) mondiale, l’Union Européenne planche depuis plusieurs années sur “l’acte de l’intelligence artificielle”, visant à établir des garde-fous sur les IA “à risque” en matière de préservation des libertés fondamentales. L’avance du parlement sur ces sujets est, pour la députée européenne Laurence Farreng, à la fois une force et une faiblesse. « Elle a permis de fixer certaines règles, mais l’avènement de ChatGPT a considérablement complexifié son aboutissement et ralenti les discussions. » Deux textes ont émané des travaux européens :  l’un qui prévoit une rémunération des droits d’auteur lorsque l’IA est utilisée, l’autre obligeant à signaler au public son utilisation. Néanmoins, pour les questions culturelles, ils ne suffiront pas. La députée préconise un deuxième niveau de régulation, qui permetta de combler des vides juridiques, notamment au regard de la “fouille des données”. Laurence Farreng indique en outre la nécessité d’une « législation verticale » sur la question de l’IA et de la culture, puis sur celle de la rémunération des auteurs et des modalités. 

Comme l’IA n’a pas de barrière linguistique, elle interpelle aussi sur la question de l’uniformisation des œuvres, par l’utilisation majoritaire de contenus étrangers. La députée alerte : « Il faut que l’on muscle notre IA, qu’elle parle français et “européen”. Si on la construit à partir des modèles américains ou asiatiques, nous aurons un monde non-européen. » En résumé, « il s’agit de trouver un équilibre entre la transparence, la possibilité d’innover et de créer pour faire naître nos champions européens ».

« Pour ne pas que l’outil devienne le maître », selon la formule de Radu Mihaileanu, les auteurs doivent être en dialogue avec les scientifiques. Le créateur de Genario met, de son côté, en garde contre les dérives commerciales : « Maîtriser l’outil devient central, afin de ne pas recevoir les injonctions de certains modèles économiques. » Pousser la créativité grâce à l’IA, prévenir ses dérives, identifier les œuvres, rémunérer… Howard A. Rodman, ancien président de la Writers Guild of America West, invoque les “3 C”  du récent  accord que les scénaristes américains ont obtenu des studios : « consent, credit, compensation ». L’enjeu est urgent, l’évolution très rapide et la régulation lente. Les pourparlers commencent avec les pays de l’UE au sein du Conseil sur la forme finale de la loi avec, pour objectif, un accord d’ici la fin de l’année.

De g. à d. : Benoit Carré (auteur-compositeur), Marine Francen (coprésidente de la SRF), Radu Mihaileanu et Nathalie Marchak (vice-présidents de L’Arp), David Defendi (fondateur de Genario), Mathilde Pavis (experte juridique internationale). Étaient aussi présents en visio, Laurence Devillers (professeure à Sorbonne Université et chercheuse au CNRS), Laurence Farreng (députée européenne) et Howard A. Rodman (ancien président de la Writers Guild of America West). ©Susy Lagrange

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