INTERVIEW – Alors que la généralisation et le fonctionnement du dispositif sont en discussion, où en est son offre cinéma ? Le point avec Damien Cuier, président de la SAS pass Culture.
De façon générale, quel est votre bilan du le pass Culture au bout de plus d’un an d’expérimentation ?
L’outil a été long à se mettre en place, mais aujourd’hui le pass Culture est bien lancé dans les 14 départements pilotes : sur les 135 000 jeunes concernés, 110 000 sont inscrits et on approche les 600 000 réservations. C’est d’abord le livre physique qui est plébiscité, avec un réseau de libraires très actifs, dont les stocks sont techniquement bien interfacés avec notre application, et qui ont un taux de conversion important : les jeunes doivent aller physiquement retirer leur livre et créent un lien avec le libraire qui peut les orienter vers d’autre choix. Vient ensuite la musique et notamment les pratiques collectives, comme les concerts et festivals.
Ce sont donc en majorité des biens ou des sorties physiques qui sont réservées avec le pass ?
Le pass étant une application, on pouvait craindre en effet il n’allait favoriser que les offres numériques. Or, le type de réservations effectuées montre que les jeunes ont réellement envie de sortir et de se retrouver dans des lieux de convivialité, pas forcément de regarder OCS et Canal+, qui qui font partie des offres du pass Culture. 80 % des réservations concernent des biens physiques ou des sorties : on est loin de l’image du jeune avachi dans son canapé. Et si l’on est passé à 90 % de réservations sur du numérique au moment du premier confinement, on est revenu aux proportions habituelles en 15 jours quand les lieux culturels ont rouvert. Rappelons que les biens numériques et les biens physiques sont chacun plafonnés à 200 euros sur le pass, mais les sorties, dont le cinéma, ne sont pas limitées.
Les cinémas sont pourtant encore peu nombreux à s’être inscrits dans l’offre pass Culture…
Le développement permettant d’interfacer le pass avec les logiciels de billetterie et de réservations en ligne, qui relève du sur-mesure, a été tardif, ce qui explique en partie le retard des cinémas par rapport à d’autres catégories. À ce jour, trois gros circuits et 97 cinémas indépendants, dont le réseau des CIP, ont rejoint le pass, pour un total de 21 500 réservations dont la moitié chez Pathé Gaumont. Cinéville et Megarama sont aussi dans l’offre pour certains de leurs établissements. C’est seulement depuis cet été que nous testons avec les circuits, tel Pathé Gaumont qui a fait des développements spécifiques, non pas pour des réservations à la séance, mais pour proposer ses cartes 5 places ou “6 mois à volonté” depuis fin juillet. Nous sommes en train de faire des développements avec CGR et sommes en discussion avec le réseau Mk2.
Certains indépendants ont fait un travail patient au moment du lancement du pass, quand il n’y avait aucune interface avec la programmation des salles. L’exploitant devait ainsi rentrer à la main toutes ses séances, comme l’a fait le Star de Strasbourg – qui, avec 730 réservations*, est l’un des cinémas indépendants qui fonctionne le mieux. Aujourd’hui, le pass peut se synchroniser avec AlloCiné, et l’exploitant peut ainsi choisir de faire remonter toute sa programmation sur l’appli ou éditorialiser son offre sur certaines séances ou événements ciblés.
Comment les cinémas sont-ils rémunérés ?
Le remboursement est dégressif en fonction du chiffre d’affaires réalisé grâce au pass : de 100 % jusqu’à 20 000€ de chiffre à 70 % pour 150 000€, en passant par différentes tranches intermédiaires. C’est une façon de faire participer de gros acteurs privés à son financement. Plus on leur permet de générer du trafic, moins on les rembourse et ils ont une quote-part à leur charge. Ainsi, une place ou un abonnement réservé dans un cinéma indépendant sera remboursé intégralement jusqu’à ce qu’il réalise 20 000 euros avec le pass Culture, mais la logique est différente avec les gros circuits. Pour Pathé Gaumont, le pass agit comme un acheteur en gros : dès la première carte illimitée vendue, on ne rembourse pas à 100 %. Il s’agit d’une négociation commerciale telle que les pratiquent ces circuits avec de gros comités d’entreprise par exemple.
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avec Les Cinémas Pathé Gaumont
Que répondez-vous à certains exploitants qui estiment que le pass relève plus de l’offre “marketing” que de l’éducation à la culture ?
Je comprends parfaitement ces questionnements, liés à des maladresses dans la façon dont le pass a été présenté à son origine, comme une baguette magique qui allait révolutionner le rapport des jeunes à la culture ou ringardiser les politiques culturelles menées depuis de nombreuses années. Or le pass est une plateforme de référencement des offres, un canal d’information supplémentaire pour le public jeune, qui a vocation à être un outil de recommandation géolocalisé, sans pour autant faire de la médiation culturelle à la place des acteurs culturels. Les propositions du pass Culture sont volontairement très larges, certaines très commerciales et d’autres plus pointues, pour conforter l’idée qu’aller voir un blockbuster américain, par exemple, est aussi une “pratique culturelle” qui permet d’aller vers d’autres choix. L’efficacité de l’outil numérique s’arrête à partir du moment où le jeune pousse la porte d’un lieu et où le relais physique se fait. Et je partage la conviction des exploitants qu’il faut des médiateurs sur le terrain.
Autre incompréhension légitime : sous prétexte que le pass est une appli numérique, il devait être efficace immédiatement. Or le recrutement s’est fait très progressivement, pour arriver à 110 000 usagers aujourd’hui. Nous avons désormais la maturité en termes de trafic pour refaire des expériences très concrètes, avec les salles art et essai notamment, comme nous l’avons fait avec de grands musées nationaux. Nous leur avons proposé de mettre en avant localement de gros événements, que l’on teste à partir de notre base de données dont les profils ont évolué depuis un an.
Vous avez donc des données sur les jeunes qui vous permettent de mieux les orienter ?
Nous avons en effet des données et savons les qualifier. Dans un premier temps, nous incitons l’usager à se saisir de l’outil dans un champ qui lui est familier. En observant ses réservations sur plusieurs mois, dans le respect de la RGPD bien sûr, nous arrivons à identifier vers quels groupes d’activité il s’oriente et à lui affecter un profil particulier. Le but étant de l’encourager à diversifier ses pratiques plutôt que de les conforter, comme un anti-algorithme.
Pour caricaturer, si un garçon sans emploi, vivant en Bretagne dans un milieu rural, a plutôt une activité domestique type jeu vidéo, il ne sert à rien de lui proposer tout de suite une séance de cinéma dans sa capitale régionale. On va d’abord l’orienter vers OCS, puis sur les offres de la Cinémathèque de Bretagne ou un livre sur le cinéma, puis vers des offres duo pour aller voir un film en salle… L’algorithme nous permet de construire un chemin personnalisé pour transformer l’essai et faire sortir les jeunes de leur zone de confort. C’est aussi notre dimension de service public.
Et si service public, à quand la généralisation du pass à tous les jeunes de 18 ans ?
Les arbitrages sont en cours : le premier a conduit dans le projet de loi de finances à une dotation supplémentaire de 20 millions d’euros pour poursuivre le développement, mais les discussions se poursuivent pour recalibrer le dispositif** et décider de la date de son déploiement national. Notre comité stratégique estime qu’il est intenable d’avoir certaines zones concernées et d’autres pas ; nous avons dû refuser l’inscription à 30 000 jeunes en raison de leur département de résidence. L’intérêt du pass est d’être un outil de masse : il faut vraiment passer à l’étape nationale.
*Chiffres communiqués par le pass Culture arrêtés le 26 octobre.
** Vendredi 6 novembre à l’Assemblée nationale, la ministre de la Culture Roselyne Bachelot a déclaré réfléchir « à modifier le montant du pass qui passerait à 300 euros »
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