Grand Tour de Miguel Gomes, en compétition à Cannes cette année, sera co-distribué par Shellac et Tandem. Une forme de collaboration menée récemment, entre autres, par JHR et Arizona pour la sortie de Los Delincuentes, de Rodrigo Moreno, découvert l’an dernier à Un Certain Regard. Expérience ponctuelle ou modèle économique d’avenir pour des petites structures ?
« Nous sommes extrêmement fiers et heureux de cette première collaboration en co-distribution avec Tandem et de poursuivre notre (grande) aventure aux côtés de Miguel Gomes, pour la première fois en compétition à Cannes », se réjouissait le dirigeant de Shellac, Thomas Ordonneau, le jour de l’annonce de la Sélection officielle 2024. L’an dernier, à la veille du Festival, Bénédicte Thomas d’Arizona Distribution et Jane Roger de JHR Films annonçaient unir leurs forces autour de Los Delincuentes – sorti le 27 mars dernier –, à travers « une architecture de distribution singulière, féminine et indépendante ». Singulière, mais en tandem, « alors que les distributeurs sont parfois concurrents », souligne de son côté Mathieu Robinet, dirigeant de… Tandem. Dans les deux cas, l’idée est en effet de trouver une nouvelle dynamique de travail, même si la collaboration représente un vrai pari.
Une pratique aux bénéfices certains…
Pour Jane Roger, la co-distribution est « une forme d’alliance ». La dirigeante de JHR a déjà expérimenté cette formule à deux reprises avec Jour2Fête – pour Face à la mer d’Ely Dagher en 2021 et La Nuit du verre d’eau de Carlos Chahine en 2022. Elle n’a donc pas hésité à proposer à Bénédicte Thomas une distribution commune de Los Delincuentes, de l’Argentin Rodrigo Moreno, alors que leurs deux structures s’étaient « positionnées séparément sur le film » à la veille de Cannes 2023, raconte la dirigeante d’Arizona, pour qui c’était, en revanche, une première. L’expérience est vite vécue comme « un challenge », renforcé par l’idée « de voir deux sociétés gérées par des femmes distribuer un film aussi atypique et engagé », explique Jane Roger.
Pari également du côté de Shellac et Tandem, d’abord pour « échanger nos compétences et points de vues autour d’un projet » selon Thomas Ordonneau. Sa société a accompagné tous les films de Miguel Gomes, de La Gueule que tu mérites (2006) à Journal de Tûoa (2021) en passant par Tabou (2012) – 140 000 entrées et troisième plus grand succès de Shellac –, dont certains qu’elle a co-produits, comme Grand Tour. Et quand une relation si forte existe entre un distributeur et un auteur, il ne s’agit pas, pour Mathieu Robinet, de « s’immiscer entre eux, mais de se dire qu’ensemble on peut faire encore mieux ». Quand Thomas Ordonneau lui montre le nouveau film du cinéaste portugais, l’envie est immédiate. « Pour moi qui accompagne beaucoup de premiers longs, j’aime quand un auteur reconnu retrouve la jouvence d’un premier film : avec Grand Tour, qui est le film le plus accessible de Gomes, j’ai la sensation d’accompagner un premier geste de cinéma, et souhaite essayer quelque chose de différent en marketing. C’est très excitant. »
Si la co-distribution est nouvelle pour Tandem, fondée fin 2020, Mathieu Robinet l’a déjà pratiquée lorsqu’il travaillait chez Bac Films. « Nous avions notamment collaboré sur Snow Therapy de Ruben Östlund en 2014 avec Distrib Films [qui n’existe plus aujourd’hui] et Mademoiselle de Park Chan-wook en 2016 avec The Jokers. Pour Tandem, c’est une première et c’est très réjouissant. » Une première aussi pour le dirigeant de Shellac, avec d’abord « l’envie de trouver une vraie dynamique de travail, au-delà de l’aspect contractuel et financier » et de bénéficier « d’un regard extérieur, qui apporte de la fraîcheur tout en étant à l’écoute de notre historique, dans un processus très satisfaisant d’appropriation/désappropriation ». Et pour les deux structures, dont les équipes sont jeunes, il est très stimulant de les faire se rencontrer.
Car la co-distribution est aussi vertueuse en ce qui concerne la charge de travail. Pour Los Delincuentes, Arizona a principalement travaillé sur la programmation et JHR sur le marketing, en constante concertation. « Le travail a été réparti de manière très claire, dans une confiance totale avec l’autre distributeur. Cela allège la charge de façon impressionnante et réduit la pression », témoigne Jane Roger. Si, de son côté, Bénédicte Thomas partait avec prudence, elle a vécu cette expérience « comme une aventure, menée par deux patronnes avec deux façons de travailler différentes mais qui, par le bon partage des tâches, s’est révélée très productive ».
Une répartition différente pour Grand Tour, que Tandem va programmer de façon générale, tout en s’occupant du marketing, tandis que Shellac traitera avec certaines salles et villes qu’il connaît bien. « Nous allons nous parler comme se parlent un producteur et un distributeur, explique Thomas Ordonneau, l’idée étant que Tandem ait une certaine forme de leadership, pour que les exploitants sachent à qui s’adresser. »
… sans être la solution à tout
Dans le cas de Grand Tour, c’est en effet Tandem qui porte la plus grosse part de l’investissement. La jeune société est forte de ses récents succès (Vermines, La Salle des profs…), tandis que Shellac sort juste d’un redressement judiciaire – qui a pris fin le 15 mai. « Après un passage difficile, il est important de ne pas se sentir isolé et de faire partie d’un marché, souligne Thomas Ordonneau. Sans Tandem, nous ne pourrions pas aller chercher un public au-delà de celui de Miguel Gomes, et il y a des marges à conquérir. » Plus largement, on peut supposer que la co-distribution est une réponse aux difficultés économiques des petites structures indépendantes. Pourtant, si ce modèle « permet l’acquisition de films moins accessibles, cela n’assure pas leur rentabilité », estime Jane Roger. Et si « négocier ensemble permet de partager les risques », ajoute Mathieu Robinet, les risques sont toujours là.
Pour Los Delincuentes, « après s’être réparties à 50/50 le MG et les frais de sortie, nous avons estimé le point mort entre 30 000 et 35 000 entrées salle, explique Bénédicte Thomas. Le film en est maintenant à plus de 40 000 et a été vendu à la télévision, donc il a été amorti. » Les recettes ont aussi été partagées à 50/50, et si, dans ce cas, la co-distribution a pu être un atout, la dirigeante de JHR estime que « ce n’est pas une solution pour résoudre les problèmes de la distribution indépendante ». Les films art et essai porteurs qui occupent de plus en plus d’écrans, une frilosité grandissante de certains exploitants et du public, des frais d’édition d’autant plus importants qu’il faut faire connaître et exister ses films… Le rapport Cluzel*, commandé par le CNC en décembre 2023, doit permettre d’évaluer ce contexte pour mieux soutenir la diversité. Thomas Ordonneau espère qu’il contribuera « à maintenir une offre riche, ce qui fait la grande force du marché français », au point que Mathieu Robinet milite « pour qu’on favorise l’entrée de nouvelles sociétés de distribution ». De son côté, Jane Roger salue l’écoute attentive de Jean-Paul Cluzel et espère que le rapport aboutira « à maintenir un soutien fort du CNC en l’ouvrant aux sociétés les moins aidées. Beaucoup trop de structures sont inquiètes de leur situation ; il ne faut pas rentrer dans des logiques de rentabilité pure, où seuls les plus riches obtiennent des fonds. »
Pour l’heure, après la projection de Grand Tour à Cannes le 22 mai, Shellac et Tandem visent une sortie à la mi-décembre sur « 110 ou 120 copies, en travaillant en priorité avec les exploitants qui ont défendu les films précédents de Miguel Gomes ». Enthousiastes, les deux distributeurs vont réitérer leur collaboration pour la sortie de Comme le feu de Philippe Lesage, prévue le 31 juillet. Car la co-distribution, sans être un modèle applicable à tous les films, permet de « de se réinventer, dans une dynamique positive, selon Mathieu Robinet. Et, dans un monde ultra compétitif, il est très agréable de ne pas être en concurrence avec d’autres distributeurs. »
Jules Dreyfus & Cécile Vargoz
Partager cet article