À LA RENCONTRE DU PUBLIC : Ça tourne en province

Incontournable étape du plan promo ou cerise sur le gâteau? D’impulsions, de durées et d’itinéraires divers, les tournées-province qui mènent les talents dans nos salles demandent aussi beaucoup de talent pour être bien menées ! Visite guidée, en compagnie de plusieurs professionnels de la distribution, de l’envers d’un « décor-tournée-populaire »…

« La tournée est un véritable outil de différenciation, auquel on peut décider d’allouer plus ou moins de budget si l’on pense que c’est important pour le film. L’enjeu est d’exister parmi la multitude de sorties chaque semaine en salle. Et puis, cela nous permet d’ajuster certains choix stratégiques de la sortie en salle« , explique Jean-Baptiste Davi, directeur des ventes de StudioCanal Distribution. Toutefois, selon son homologue Thomas Legal de chez Wild Bunch, si « certaines œuvres présentent un déficit de notoriété que l’on peut combler en allant les défendre en tournée, pour d’autres, dont la notoriété est bien installée, il vaut mieux au contraire réserver une certaine « exclu » à la sortie salle et créer l’attente« .

Mais au-delà de leur valeur promotionnelle, les tour- nées sont des moments de rencontre : « une manière pour les équipes de film d’avoir un retour moins brutal que celui du jour de la sortie nationale, avec la violence éventuelle du box-office« , estime Thierry Laurentin, directeur des ventes de Mars Films. « Une manière pour eux de sortir du climat un peu utérin du tournage pour savoir ce que les spectateurs pensent de leur travail, d’avoir un retour en direct, quitte à prendre le risque de se confronter à l’opinion des gens qui s’expriment ouvertement et non dans le confort secret et un peu pervers des réseaux sociaux« . Le directeur des ventes de Pathé Distribution, Henri Demoulin, ajoute que « surtout, la tournée prépare les équipes à la période chargée et stressante de la promo presse et TV, leur permettant de roder et adapter leur discours, et de passer les bons messages« .

Mais une fois qu’on a décidé de partir « on the road », comment décide-t-on de son itinéraire ? Pour Audrey Boschat, responsable programmation province de SND, « nos critères se basent notamment sur l’envie de l’exploitant de défendre le film. Les lieux de tournage déterminent aussi les villes où nous nous rendons« . Thierry Laurentin rappelle que, bien entendu, rentre aussi en compte la nature du film et du public potentiel qu’on espère atteindre, “et que reproduire systématiquement la même tournée dans les mêmes villes et les mêmes salles est une solution paresseuse, mais surtout une impasse. La tournée-province est une aventure qui doit être renouvelée en permanence, non seulement dans l’esprit mais aussi les lieux qui sont visités. Le surlignage quasi-permanent de certaines grandes villes dans les itiné- raires nuit au caractère événementiel d’une tournée qui doit présider par-dessus tout ; il ne s’agit pas d’être juste une date en plus dans un calendrier de cinéma déjà fort rempli« .

Itinéraires bis

Ainsi, depuis quelques temps, les distributeurs semblent prendre de la distance par rapport à certaines étapes jusque-là incontournables. « Nous militons pour aller partout, mais il faut encore réussir à convaincre les réticences, cette sorte de réflexe parisianniste qui consiste à ne vouloir aller que dans les grandes villes, alors que les talents sont les premiers surpris d’avoir leurs meilleurs souvenirs de tournée dans les villes moins importantes, où l’accueil était plus chaleureux et leur venue, un vrai événement« , selon Thomas Legal.

Une tendance renforcée par le déclin observé de la presse quotidienne régionale… et la montée en puissance des réseaux sociaux, devenus un média à eux seuls. “Le spectateur vient voir un film et repart avec un souvenir, des photos. Avec les réseaux sociaux cela crée une caisse de résonance et une vraie différenciation dans l’avalanche des sorties de films”, remarque Jean-Baptiste Davi. Des observations partagées, notamment par le directeur des ventes d’EuropaCorp Distribution, Emmanuel Leroux : « Avec l’augmentation du nombre de tournées sur les films français, qui nous contraint à nous coordonner sur les dates avec nos collègues distribu- teurs, et le développement des modes de communication, il est presque plus compliqué de remplir les salles d’une avant-première de tournée dans les grandes villes que dans les villes moyennes« .

Quid de la place des petites villes ? À part les « salles-fé- tiches » qui entretiennent des relations privilégiées avec certaines personnalités du grand écran, difficile pour les villes plus modestes en taille de faire le poids face aux impératifs logistiques et de transport. « On peut en faire de temps en temps« , déclare Thomas Legal, « quand les équipes sont partantes pour faire un peu de voiture vers les villes moins accessibles, comme nous le faisons par exemple à Saint-Pol-sur-Ternoise quand nous avons une journée dans le Nord« .

Quelle équation tournées-entrées ?

Très attentifs aux réseaux sociaux pour voir les réactions des gens le lendemain, les distributeurs déclarent qu’il est difficile de quantifier si les tournées amènent plus d’entrées sur le long terme. « Ce qui est sûr, c’est que nous y croyons beaucoup« , déclare Jean-Baptiste Davi pour StudioCanal. « Pour Épouse-moi mon pote, nous avons réalisé 20 000 entrées payantes en avant-première sur 30 dates et 80 salles, pour au final un total de 6 millions d’entrées. Je suis persuadé que nous n’aurions pas fait ces chiffres sans la tournée province. » Une certitude nuancée par Henri Demoulin chez Pathé, qui estime que « les tournées n’ajoutent pas d’entrées. Elles permettent de les réaliser plus vite, d’être mieux classés… et d’avoir un meilleur traitement à chiffres égaux« .

Quant à Bernard Brune, directeur général des ventes d’UGC Distribution, il est clair qu’il est impossible  de quantifier les retombées de la venue d’une équipe. “Au même titre, qu’il est difficile de mesurer l’efficacité d’une bande-annonce ou d’une affiche sur une colonne Morris”, renchérit Nicolas Charret, directeur des ventes. “En revanche, on voit clairement que pour certains films le bénéfice est énorme. Avec Nawell Madani, pour C’est tout pour moi, nous avons réalisé une de nos plus grosses tournées avec 90 salles et 30 000 entrées”, explique Bernard Brune. “Nous sommes partis 2 mois avec la copie sous le bras. Les villes ou nous sommes passées se sont différenciés par leurs excellents résultats”. Dans ce cas précis, la tournée a aussi servi à élargir le public initialement ciblé.

La plus-value relationnelle

Quelle que soit la taille et le parcours des tournées, et au-delà de leur impact sur la promotion et les entrées du film, les distributeurs sont unanimes sur leur importance dans leur métier. Henri Demoulin, détenteur à ce jour du plus grand nombre de tournées à son actif, allant même jusqu’à déclarer : « Si on ne faisait plus de tournées, j’arrêterais ce métier. C’est la partie que je préfère. Même si Pathé Distribution est adossé à un circuit de salles, j’aime emmener les équipes partout, dans des petits cinémas comme des grands ou des moyens, leur faire découvrir leur public, les salles et les exploitants. »

Cette expérience du terrain est perçue par l’ensemble des distributeurs comme autant de moments privilégiés, permettant de créer des liens forts et indispensables avec les exploitants : “C’est l’essentiel de notre métier, et c’est ce qui fait la différence”, confie Romain Vaxélaire, directeur des ventes province de Gaumont. « Il y a souvent un avant et un après une belle soirée partagée« , indique pour sa part Thomas Legal, « où l’on apprend à mieux connaître les salles, leur manière de travailler… mais aussi à mieux connaître notre propre travail« . Même sentiment chez Thierry Laurentin qui voit en ses tournées « quelque chose qui nous permet de nous alimenter de ce que le public a en tête, de l’évolution permanente des goûts et de comment on doit les travailler aujourd’hui« .

Donnant-donnant pour gagnant-gagnant

Si l’organisation des tournées constitue un volet majeur du travail des distributeurs – auquel une personne de l’équipe est généralement dédiée, comme SND qui est en cours de recrutement d’un(e) chargé(e) des tournées et de leur logistique –, le travail d’accueil de la salle reste primordial. En matière de communication, la diffusion d’affiches, de bandes-annonces et de posts Facebook est considérée comme nécessaire et indispensable, mais pas suffisante. Les distributeurs attendent aussi un travail de terrain plus ciblé sur les publics et les partenaires en local, pour mettre en lumière la présence du film dans la ville, a fortiori en amont d’une quelconque campagne nationale. « Certains ne sont pas toujours préparés à gérer tout type de talents« , convient Thomas Legal, qui par ailleurs reconnaît un « travail de professionnalisation des salles en la matière qui se fait au fur et à mesure« . « C’est une période stressante pour les talents« , admet de son côté Jean-Baptiste Davi, « l’équipe en place doit être rassurante, pro et fiable. Pour l’exploitant c’est un super souvenir, un boost pour les équipes, et la salle aura très envie de défendre son film ».

 Autre atout pour la salle, que rappelle Thierry Laurentin : « La date de tournée permet de créer l’image d’un lieu actif, en prise avec l’actualité. Sans établir aucun dogme, aussi bien chez les indépendants que les circuits, c’est autour de la personnalité de l’accueillant et de sa capacité à créer l’événement que ça se joue. Les spectateurs ressemblent souvent à l’exploitant chez lequel ils vont. » Alors, que l’année et la tournée soient bonnes !

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