Tensions transatlantiques : le modèle français défendu par ses cinéastes

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Dans un courrier adressé à leurs homologues de la Directors Guild of America (DGA), L’Arp et la SRF répliquent aux récentes attaques contre la régulation européenne, tout en prônant un dialogue constructif… et la création d’un front commun unissant les cinéastes des deux côtés de l’Atlantique.

Voici la lettre reproduite in extenso, dans sa traduction française :

Honorables membres de la DGA,
Chers collègues,

Nous avons lu avec beaucoup d’attention, et un certain étonnement, votre lettre adressée au Représentant au commerce des États-Unis. Il nous semble important de répondre à certaines de vos préoccupations et de relancer un dialogue constructif sur nos secteurs respectifs.

De fait, une politique cinématographique et audiovisuelle existe en France, au sein de l’Union européenne, ainsi que dans de nombreux pays à travers le monde. En ce qui concerne la France, c’est grâce à notre modèle et à sa réglementation que notre marché est si dynamique. Notre politique culturelle volontariste nous a permis de devenir le pays comptant le plus grand nombre de salles de cinéma en Europe, et d’attirer un public nombreux. Cette réglementation est d’ailleurs très bénéfique aux films américains, qui représentent en moyenne 45 % de notre box-office, la France demeurant l’un de leurs marchés les plus importants. Elle soutient aussi le cinéma indépendant américain, qui trouve très souvent son public chez nous et que nous accueillons toujours avec enthousiasme.

Ainsi, la bonne santé des marchés nationaux est une condition sine qua non pour maintenir un marché dynamique, non seulement en termes de fréquentation, mais aussi d’infrastructures et, in fine, de revenus au box-office, de parts d’audience à la télévision ou sur les plateformes SVOD, autant d’éléments dont bénéficient également les œuvres non nationales, y compris américaines. Nous sommes convaincus que notre modèle protège non seulement la création française, mais également celle du monde entier.

Pour vous donner un exemple concret : grâce à la politique culturelle française et à des taxes prélevées sur tous les opérateurs diffusant des films (qu’ils soient français ou étrangers), nous pouvons financer un programme d’éducation à l’image à destination des jeunes, formant le public de demain, et soutenir un large éventail d’actions de création et de diffusion.

La taxe spéciale additionnelle (TSA) sur le prix des billets est une contribution collectée sur chaque place vendue dans les salles françaises. Créée en 1948 dans le contexte d’une reconstruction culturelle et économique d’après-guerre, elle a pour objectif de soutenir l’industrie cinématographique nationale via un mécanisme de redistribution. Ce système de taxe affectée est relativement rare et fait figure de modèle en Europe pour le soutien à la diversité culturelle. Bien qu’il bénéficie en priorité aux films français, les productions internationales (y compris américaines) peuvent également recevoir des aides à certaines conditions : coproduction avec une société française, emploi de techniciens ou artistes français, respect de critères de langue, de tournage ou de dépenses locales. Des films comme Minuit à Paris de Woody Allen ou Inglourious Basterds de Quentin Tarantino ont ainsi bénéficié de soutiens du CNC.

Nous créons un marché plus dynamique, avec des recettes globales plus importantes grâce à notre forte fréquentation, rendant la taxe très rentable. Ainsi, les recettes brutes totales en France sont souvent supérieures à celles de pays où la fiscalité est plus faible mais la fréquentation moindre.

Nous sommes également assez surpris que de telles politiques puissent être qualifiées de « pratiques commerciales déloyales », d’autant plus que les États-Unis ont eux-mêmes une longue histoire de politiques protectionnistes. Dès 1918, le Webb-Pomerene Act créait une exception aux lois antitrust pour les exportations, autorisant ainsi la formation de cartels à condition qu’ils opèrent hors du territoire américain, permettant aux géants du divertissement de s’accorder pour gérer conjointement la diffusion de leurs films à l’étranger, et ce jusqu’en 2004. En 1946, le gouvernement américain acceptait d’annuler les dettes européennes en échange de la suppression des quotas sur les films français dans les salles françaises. Plus récemment, en 2006, la Corée du Sud a accepté de réduire son quota de diffusion nationale dans le cadre d’un accord commercial avec les États-Unis.

Vous exprimez des préoccupations concernant la délocalisation des tournages, en raison par exemple des crédits d’impôt ou des obligations d’investissement dans la création. Il est important de souligner que notre réglementation n’est pas discriminatoire : les obligations d’investissement et de diffusion ont toujours concerné les diffuseurs locaux, et s’appliquent désormais à tous les acteurs opérant en France et en Europe, quelle que soit leur nationalité.

Par ailleurs, les stratégies de délocalisation des tournages par les studios et plateformes sont antérieures à ces obligations. Elles s’expliquent notamment par les crédits d’impôt, une pratique adoptée dans tous les pays producteurs de films sans exception — de nombreux États américains en sont la preuve. Le coût de production moins élevé à l’étranger est un autre facteur, comme au Canada où de nombreux films américains sont tournés depuis vingt ans. Cela répond également à la stratégie industrielle de certains streamers visant à s’adresser aux publics locaux avec du contenu local, dans leur langue, afin d’augmenter leur part de marché dans chaque pays. Plus de la moitié des revenus des membres de la MPA sont générés hors des États-Unis, preuve que ces entreprises savent capter un public mondial.

Bien entendu, nous déplorons la baisse de la production américaine depuis 2022. Mais il serait incorrect d’en attribuer la responsabilité exclusive à des politiques fiscales ou réglementaires étrangères : les grèves à Hollywood, les décisions des studios de relocaliser leurs productions, la réduction des investissements des majors, l’inflation ou encore le ralentissement global du marché post-Covid sont autant d’éléments qui peuvent expliquer cette baisse. Nos politiques ne doivent pas servir de bouc émissaire à ces décisions stratégiques et industrielles, ni au repli de la production américaine.

Alors que le fossé semble se creuser entre les États-Unis et le reste du monde, nous pensons qu’il est plus que jamais nécessaire que nous, cinéastes européens et américains, restions unis et solidaires, en continuant à promouvoir des échanges mutuellement bénéfiques dans nos secteurs respectifs, pour des raisons économiques, politiques et culturelles.

Depuis les débuts du cinéma, les cinéastes des deux côtés de l’Atlantique se sont admirés, inspirés, ont collaboré sans relâche, mus par la même passion.

Nous partageons aussi de nombreux combats communs : pour une meilleure reconnaissance et valorisation de nos métiers, pour garantir que l’IA – qui joue un rôle croissant dans notre industrie –  respecte les droits d’auteur, et pour que la territorialité des droits en Europe continue de favoriser une meilleure distribution et circulation des œuvres, et donc de meilleurs revenus pour vos membres comme pour les nôtres.

Vous évoquez dans votre lettre un « échange mondial sur la liberté d’expression » : nous sommes profondément attachés à la protection de l’indépendance de la création et de la liberté d’expression, des valeurs que notre modèle défend avec vigueur, afin de rester une terre d’accueil et de création pour toutes les histoires dans leur diversité.

Nous vous proposons l’organisation d’une rencontre entre nos organisations pour poursuivre cette discussion et bâtir un front commun. Le Festival de Cannes pourrait être une belle occasion d’échanger à ce sujet.

Veuillez recevoir, chers collègues, l’expression de nos salutations les plus chaleureuses.

Les cinéastes de L’Arp et de la SRF

Parmi nos membres : Costa-Gavras, Claude Lelouch, Jacques Audiard, Cédric Klapisch, Euzhan Palcy, Radu Mihaileanu, Audrey Diwan, Stéphane Demoustier, Zoé Wittock, et d’autres.

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