Se joignant aux nombreuses voix contestant la poursuite de la fermeture des salles de cinéma comme de spectacle, le président de l’Association française des cinémas art et essai publie une tribune fustigeant une décision politique qui a « sacrifié les cinémas, les salles de spectacle et les musées».
« Il n’y aura pas de sortie au cinéma à Noël cette année. On pourra circuler librement jusqu’à 20h, mais les salles de spectacle, les musées, les cirques resteront fermés. Malgré les arguments sanitaires avancés par les pouvoirs publics, cette décision suscite, dans le monde culturel et au-delà, tristesse, indignation, révolte et surtout incompréhension. Quand les vastes centres commerciaux ou les grands magasins avec de longues files d’attente sont ouverts, quand les trains, avions ou métros fonctionnent jusqu’à 100% de leur capacité, quand les supermarchés appliquent les mesures sanitaires sans contrôle strict des flux ou de la prise de gel hydroalcoolique de leurs millions de clients, alors c’est le sentiment d’une mesure discriminatoire à l’égard des lieux culturels qui saute aux yeux. C’est l’exception culturelle à l’envers. Comment en est-on arrivé là ? Reprenons au début.
Hiver 2020. Le jeudi 12 mars, Emmanuel Macron annonce le confinement. Seuls peuvent rester ouverts les lieux essentiels, indispensables tels que les supermarchés… et les cinémas et les salles de spectacle avec une jauge réduite. Les lieux de culture comme soupape de sociabilité ? 48 heures plus tard, samedi 14 mars, le Premier Ministre Edouard Philippe rectifie : cinémas et salles de spectacle ferment illico. Précipitation et ajustements de dernière minute dans un contexte de panique générale : on peut comprendre.
Printemps 2020. Le conseil scientifique a fait des progrès dans la connaissance de la pandémie. Le 11 mai, Emmanuel Macron annonce les différentes étapes du déconfinement. D’abord la réouverture des cafés et des restaurants et puis un mois plus tard, les cinémas et salles de spectacle. Les lieux culturels sont susceptibles de rassembler plus de monde ; selon la doctrine sanitaire du gouvernement, ils seraient donc plus dangereux que des cafés et restaurants où les gens sont face à face et se parlent pendant de longs moments. On peut ici légitimement penser que dans la balance de la décision politique, le poids économique du secteur a lourdement pesé. Les cinémas ouvriront le 22 juin avec une jauge limitée, les mesures sanitaires bien connues et, à compter de septembre, l’obligation du port du masque dans tout l’établissement.
Automne 2020. Le 24 novembre. Le second déconfinement est détaillé en trois étapes. D’abord les commerces, ensuite les lieux culturels et, enfin, les cafés et restaurants. Ainsi, malgré le niveau élevé des contaminations, des personnes en réanimation, du nombre de morts au quotidien, les commerces « non essentiels » (dont les librairies) réouvrent. Du Black Friday (spécialement reporté d’une semaine) jusqu’à Noël, la ruée traditionnelle vers les commerces peut avoir lieu. Qu’importe que ces réouvertures génèrent des flux considérables de déplacements, avec la limitation du nombre de personnes au mètre carré, la raison sanitaire est sauve. On a surtout le sentiment que l’équilibre entre cette raison sanitaire et la raison économique a alors penché du côté de Bercy. Bruno Le Maire a remporté ses arbitrages : surtout ne pas aggraver la catastrophe sanitaire par une catastrophe économique.
À l’autre bout du processus de déconfinement : les cafés et les restaurants. Revirement par rapport au printemps : dorénavant, ils sont considérés comme plus dangereux que les cinémas et les salles de spectacle où le public porte le masque en permanence. Pas question de plaisanter pour ces établissements. Le risque est trop grand. Malgré les emplois en jeu et le poids économique du secteur, le sanitaire l’emporte sans qu’il y ait débat.
Mais alors pour les lieux culturels, que fait-on ? Quel est le critère qui va prendre le dessus ? Le critère économique ? Quelle blague ! Les cinémas et les salles de spectacle à l’échelle du PIB, c’est une goutte d’eau. Le critère sanitaire ? Les cinémas et salles de spectacle ont mis en place des stricts protocoles. Mais lors de sa conférence de presse du jeudi 10 décembre, le Premier Ministre, Jean Castex, balaie l’argument d’un revers de main. Bien sûr que les protocoles sont stricts, mais cela ne suffit pas : réouvrir les lieux culturels généreraient des flux supplémentaires susceptibles de faire repartir la pandémie. C’est sur ce point précis qu’il y a un profond questionnement. De quels flux parle-t-on ? Des flux internes aux établissements ? Chacun sait que le public reste assis pendant toute la durée d’une séance et que, justement, contrairement aux galeries marchandes, supermarchés ou grands magasins, il ne déambule pas et, au passage, ne parle pas. Les établissements « recevant du public » disposent systématiquement d’issues de secours. Contrairement à de nombreux commerces, les personnes qui sortent ne croisent donc pas ceux qui entrent. Jean Castex faisait-il alors référence aux flux de déplacements suscités par les sorties culturelles ? Chacun sait que ces flux sont infiniment moins importants que ceux générés par les commerces. Alors où est le problème ?
Le problème est tout simplement politique. Contrairement aux autres lieux, le Président Emmanuel Macron a conditionné la réouverture des lieux culturels à un objectif de situation sanitaire précis : moins de 5 000 contaminations par jour et entre 2 500 et 3 000 personnes en réanimation. Cet objectif a été justifié par Jean Castex comme permettant de retrouver une gestion efficace du traçage des cas contacts à partir des clusters. Mais pourquoi justement relier cette question aux lieux culturels : ils n’ont jamais été désignés à ce jour par les scientifiques comme lieux propices au développement des clusters. Ce serait donc le nombre important de personnes rassemblées qui pose problème. Dans ce cas, pourquoi le gouvernement et le ministère de la Culture n’ont-ils, à aucun moment avant l’annonce du maintien de la fermeture, étudié avec les organisations professionnelles cette question de nouvelle limitation de jauge ?
Il y a bien dans cette décision « quelque chose qui cloche », un mélange d’arbitraire, d’incohérence et de mépris qui, malgré la gravité de la pandémie, suscite un sentiment avéré d’injustice. Disons-le tout net, les pouvoirs publics ont, le 10 décembre, sacrifié les cinémas, les salles de spectacle et les musées. Le Président Emmanuel Macron (à travers son Premier Ministre) avait un signal politique à envoyer. Sauvons les commerces, sauvons a minima Noël, mais sacrifions la sortie culturelle, l’heure n’est pas aux saltimbanques. Pourquoi prendre le moindre risque sanitaire pour ce secteur déjà fort aidé financièrement ? D’ailleurs, avec l’offre pléthorique dont les Français disposent à domicile sur la multitude d’écrans, où est le problème ?
Le problème est que, d’un strict point de vue politique et à situation sanitaire comparable, les établissements recevant des consommateurs ont été mieux considérés que les établissements recevant du public. Cela s’appelle un choix de société. Défendre le petit commerce contre Amazon, oui. Limiter le transfert des films de cinéma vers les plateformes, on verra plus tard. Pourtant, sacrifier la sortie culturelle collective à la consommation individuelle à domicile est un renoncement, à terme, très dangereux. Jeudi 10 décembre au soir, au propre comme au figuré, la Culture n’a pas eu droit à la parole. Cette culture a été absente de la ligne de crête qui est censée préserver un équilibre entre raison sanitaire et raison économique. Le réseau culturel français, incroyable de vivacité et de création, indispensable au lien social et à l’épanouissement individuel, est en train de tomber dans un précipice. Un nouvel hiver s’annonce. Afin que le gâchis ne soit irréversible, il est urgent que les pouvoirs publics reprennent le contact avec les professionnels du cinéma et du spectacle. Ces derniers ont montré pendant ces longs mois leur sens des responsabilités face à la pandémie. Entre concertation et considération, et avec toute la vigilance nécessaire, il est indispensable de préparer la réouverture de ces lieux de culture qui font partie du sel de la vie. »
François Aymé, président de l’AFCAE
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