Une année de médiation : entretien avec Laurence Franceschini

Laurence Franceschini, médiatrice du cinéma, sur le plateau de L’Émission Boxoffice Pro en juin 2023 © Tanguy Colon

Visas exceptionnels, conditions d’exposition des films, engagements de programmation, plans de diffusion… autant de sujets de discussions et de réflexions qui ont animé 2024. Dans cet entretien, la médiateure du cinéma revient sur les principales tendances observées au cours de l’année écoulée, tout en évoquant les travaux en cours pour 2025.

Comment qualifieriez-vous l’année 2024 ? Qu’avez-vous observé ?

Concernant le bilan de l’année, nous pouvons déjà partager notre perception et quelques éléments chiffrés, avant de les objectiver de manière plus fine dans le rapport d’activité qui sera publié au printemps. Le premier constat, assez net, est l’augmentation du nombre de demandes de médiations. En 2024, nous en avons enregistré 81, versus 45 en 2023, un chiffre qui n’avait pas été atteint depuis 2017. Ce volume marque l’utilité de la médiation comme outil au service des exploitants et des distributeurs. 

L’année a été contrastée : un début plutôt timide, suivi à partir du printemps et plus encore de l’été, d’une reprise des entrées dans les salles jusqu’à atteindre des records — le meilleur été depuis 2013. Dans le même temps et logiquement, les demandes de médiation ont également augmenté. Ces dernières constituent, tout comme les entrées en salles, un véritable baromètre de l’état du secteur.

Les chiffres montrent aussi une tendance intéressante dans la structure des médiations. Les exploitants représentent la majorité des demandes, avec 67 requêtes sur les 81, tandis que les distributeurs en ont formulé 14. Cette baisse du côté des distributeurs est notable par rapport à 2023, où ils étaient à l’origine de 21 saisines (47 % des demandes). Elles émanent essentiellement de distributeurs qui, sur des petites sorties, se battent pour avoir des plans qui les satisfassent. La moitié des saisines concernent des demandes pour avoir une exploitation dans des salles parisiennes ; les autres des salles art et essai de banlieue et de province. 

Il n’est pas rare que des accords entre les parties soient conclus avant la tenue de la réunion de conciliation : ainsi sur les 81 demandes, cela a été le cas pour 17 dossiers. Pour ces derniers, la simple saisine officielle de la médiation a suffi à encourager les acteurs à renouer le dialogue de manière constructive. Sur les 54 réunions organisées, 27 ont abouti à un accord, ce qui montre la capacité des acteurs à trouver des terrains d’entente. Par ailleurs, 10 saisines ont conduit à des demandes d’injonction : 6 d’entre elles ont été acceptées et 4 rejetées.

Comment interpréter cette tendance à la baisse des demandes des distributeurs alors même que, comme en témoignent les tribunes du Bloc ou celle du GNCR et de l’Acid, certains craignent pour la diversité et peinent à placer leurs films 

Plusieurs explications, qui ne sont pas exclusives les unes des autres, sont possibles. Il est possible que certains distributeurs craignent, à tort ou à raison, d’éventuelles mesures de rétorsion. Par ailleurs, une part importante des demandes prend la forme de sollicitations informelles, en général le vendredi qui précède la programmation hebdomadaire, souvent formulées lorsque certains distributeurs pressentent que leurs films risquent de ne pas bénéficier de débouchés suffisants en salles. Il faut aussi souligner que les saisines de distributeurs sont assez délicates à satisfaire, car elles sont susceptibles de provoquer la déprogrammation d’autres films ou la révision de leurs conditions d’exploitation.

Concernant les demandes des exploitants, sur quels aspects ont-elles porté ?

Elles se sont majoritairement concentrées sur des films très attendus : 8 demandes pour L’Amour ouf et Monsieur Aznavour, 7 pour Un p’tit truc en plus et 4 pour Anora. Elles concernent principalement et logiquement des films français, au regard de leur part de marché exceptionnelle de 45 % cette année. À noter également qu’elles ne portent pas majoritairement sur des films recommandés art et essai.

Le bilan 2024 illustre également ce que l’on pourrait appeler la « géographie de la médiation ». Au fil des années, une tendance se dessine : des zones de tension existent — certaines sont anciennes, d’autres plus récentes — comme Nancy, Strasbourg, Antibes, Dijon, La Réunion par exemple. Celles-ci sont souvent liées à une forte densité concurrentielle entre les salles ou à des évolutions du paysage local, qui parfois perturbent les équilibres établis pour les cinémas existants. Ces tensions ne sont pas toujours négatives, mais elles supposent des ajustements nécessaires pour que chacun trouve sa place et son équilibre économique conformément à sa ligne éditoriale. Dans cette perspective,nous travaillons de façon concertée avec les acteurs locaux, la Drac et la direction du cinéma du CNC sur l’élaboration de “recommandations cadre”, permettant de désamorcer ces situations. Il y a suffisamment d’œuvres et de films pour que ce soit le cas. 

Ces initiatives ne pourront porter leurs fruits qu’avec l’engagement et la bonne volonté de chacun. La médiation, dans ce contexte, peut jouer en quelque sorte le rôle crucial de tiers de confiance.

Concernant les problématiques d’accès des salles aux films, une concurrence accrue entre les salles est-elle en cause 

L’exploitation française ne fonctionne pas en silo, ce qui est un atout mais aussi un facteur de complexité. Depuis la pandémie, trois phénomènes convergents ont accentué ces défis : la raréfaction des films américains, qui ne sont pas revenus immédiatement après la réouverture des salles ; la fin des VPF ; et jusqu’à l’année dernière, la hausse significative des coûts de l’énergie, rendant la prise de risque sur un film plus délicate. L’élargissement des plans de distribution a été une réponse mais trop larges, ceux-ci ne servent pas forcément la diversité culturelle, ni la durée de vie des films, avec le risque potentiel d’une homogénéisation des programmations entre des établissements de catégories différentes. Une prise de conscience de la profession existe, ce qui est très positif en particulier s’agissant de l’allongement de la durée de vie des films en salles.

Cependant, certaines salles classées craignent un accès restreint à des films qui correspondent à leur ligne éditoriale, tout en n’étant pas forcément des films art et essai. D’où l’importance d’une régulation adaptée. Le travail engagé par le CNC sur les nouvelles lignes directrices des engagements de programmation, ainsi que les enseignements du rapport de Bruno Lasserre sur le cinéma et la régulation, constitue une avancée significative. Ces réflexions seront d’autant plus précieuses lors de la reprise du débat parlementaire sur la proposition de loi relative au cinéma [loi Bacchi ndlr].

Sentez-vous davantage de tensions entre distributeurs et exploitants quant aux exigences d’exploitation des films ?

On observe effectivement des saisines qui ne portent pas sur l’accès des salles aux films au sens strict, mais sur des conditions d’exploitation de l’œuvre jugées parfois trop exigeantes. Cela appelle une réflexion approfondie et concertée entre les différents acteurs du secteur. Les distributeurs, en tant que représentants des ayants droit, ont une responsabilité importante, ce qui justifie certaines de leurs demandes. Cependant, il est légitime de se demander si ces exigences doivent systématiquement s’appliquer de manière uniforme, quelle que soit la taille des établissements cinématographiques. Il semble nécessaire d’engager un dialogue collectif pour ajuster ces pratiques, en tenant compte des spécificités locales, de la diversité des structures et des conditions de concurrence loyale et équitables, afin de préserver un équilibre bénéfique à l’ensemble de l’écosystème cinématographique.

Ce dialogue collectif pour une meilleure régulation a été sollicité par les acteurs du secteur. Y a-t-il eu des réunions dans ce sens et celles-ci sont-elles réalistes 

Bien sûr qu’une large concertation est très souhaitable et le CNC y travaille. Je suis sûre que les différents acteurs concernés et parties prenantes y contribueront de manière constructive. Les libertés de distribuer et d’exploiter sont fondamentales, mais cela doit s’accompagner d’une régulation équilibrée et durable pour préserver et approfondir la diversité culturelle. Certains événements ont montré le signe d’une forme de dérégulation, justifiant des ajustements. C’est notamment pour cette raison que nous avons remis en avant la recommandation élaborée avec le CNC sur les avant-premières. Ces dernières, pour être bénéfiques, doivent respecter certaines règles : être clairement annoncées, s’inscrire dans une démarche transparente, être justement calibrées, afin d’éviter d’exclure d’autres films déjà programmés, en particulier sur des créneaux stratégiques comme les week-ends. Le cinéma, c’est une filière : l’un de ses plus grands atouts réside dans sa solidarité et la claire conscience de l’interdépendance entre ses différents acteurs. 

Quels projets souhaitez-vous particulièrement mener en 2025 ?

Outre les sujets que nous venons d’aborder, le grand dossier des engagements de programmation est crucial. Le CNC travaille d’arrache-pied sur des propositions encore plus fines, au plus près des enjeux locaux, ce qui permettra d’ailleurs de réduire un certain nombre de tensions que nous avons évoquées. Le rôle de la médiation sera de travailler les avis sur ces engagements de manière à ce qu’ils soient le plus utile possible pour le CNC.

[Article initialement paru dans le Boxoffice Pro du 08 janvier 2024]

Laurence Franceschini, médiatrice du cinéma, sur le plateau de L’Émission Boxoffice Pro en juin 2023 © Tanguy Colon

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