Rencontre CNC/Paris Images : « Tourner et produire en temps de crise : comment la France s’adapte et prépare l’après »

Dans la foulée des annonces du CNC d’un soutien à la modernisation de l’appareil de production, une table ronde a réuni professionnels de la production et des industries techniques, dont les principaux membres de la commission « choc de modernisation », le 25 janvier en ouverture de Paris Images.

« Les crises sont des accélérateurs de changement », a introduit le président du CNC Dominique Boutonnat, qui veut en 2021 « accompagner le rebond et la transformation de notre filière », à travers son nouvel appel à projets. Pour la production en général, le premier enjeu face à la crise sanitaire a été celui de la connectivité pour rendre possible le télétravail. « Une vraie révolution » selon Gilles Gaillard, ancien directeur général de Mikros Image et président de la commission chargée d’attribuer les soutiens « choc de modernisation », qui va concerner d’abord les sociétés de post-production, très numérisées, mais aussi les plateaux de tournages virtuels. « Il s’agira aussi de sécuriser les contenus, ce qui est aussi compliqué qu’important. »

Yannick Betis, directeur général de B Live, salue le nouveau plan du CNC « qui tombe à pic dans nos discussions pour les investissements ». Ses équipes travaillent en effet sur la digitalisation des studios de Bry-sur-Marne, dont « le plateau B3 sera, à l’été 2021, le studio virtuel le plus abouti au monde ». Un studio élaboré notamment à partir des problématiques rencontrées par l’équipe de la série The Mandalorian, qui permettra de travailler en motion capture, doté d’écrans LED géants, incurvés, waterproof… et tous les serveurs et logiciels nécessaires. « Ce type de studio devrait être une première en Europe, même si des solutions se développent partout, dans l’urgence et dans le contexte de la crise. » Car si B Live a connu, comme la plupart des producteurs, un arrêt brutal de ses activités en mars, les tournages de publicités, souvent relocalisés en France, et de séries ont repris de plus belle à la mi-juin et « la fin d’année est exceptionnelle ».

Des collaborations internationales

Chez Les Androïds associés, la crise a arrêté les travaux de prévisualisation pour le cinéma mais les activités sur le jeu vidéo et l’animation ont au contraire explosé, la structure étant habituée à travailler à distance avec de nombreux pays. « De gros studios d’animation américains, pas du tout préparés à ça, nous ont envoyé tous leurs projets de layout », explique Margaux Durand-Rival, superviseuse VFX. « Nos habitudes de travail à l’international nous ont beaucoup aidés. Finalement, la crise est arrivée au moment où les facilités de connexion rendent possible une nouvelle façon de travailler. »
Même retour de la part de Guillaume de Fondaumière, directeur général délégué de Quantic Dream, qui développe des jeux vidéo mais propose aussi des services techniques de capture de mouvement. « Nous avons mis en place des solutions pour que nos collaborateurs internationaux, qui d’habitude venaient sur les tournages, puissent suivre les shootings à distance et les visualiser de façon très précise. » Les studios de jeux vidéo ont aussi beaucoup échangé avec des studios d’animation à travers le monde « pour aboutir à des collaborations et partager de la technologie ».

Et si la crise a effacé certaines frontières, elle marque aussi une nouvelle étape : le transfert des flux physiques vers des flux dématérialisés. « Les déplacements et voyages ne reprendront pas comme avant, y compris dans nos industries », souligne Benoît Ruiz, expert innovation/environnement chez Workflowers, qui estime que les virtual sets vont se développer. « Par exemple, le syndicat britannique des jeux vidéo et le National Trust, qui gère les locations de lieux patrimoniaux pour les productions US, prévoient de faire des captures de ces lieux pour les monétiser. » Ce qui pose des questions à la fois juridiques et économiques –  « à qui vont appartenir les droits de ces scans ? Les équipes de production internationales se déplaceront-elles encore en Angleterre ? » – et environnementales. Sur ce point, qui sera pris en compte dans le « choc de modernisation » voulu par le CNC, Benoît Ruiz souligne que « mesurer le bilan carbone de notre industrie est inédit en France, mais il faut établir des profils-types d’impact environnemental par métier et mener une réflexion de fond sur les économies de ressources et de coût pour la filière ». 

Patrice Carré (Modérateur – Le Film Français), Benoît Ruiz (Expert environnemental),
Carole Scotta (Fondatrice, productrice et distributrice – Haut et Court), Guillaume de Fondaumière (Directeur général délégué – Quantic Dream), Margaux Durand-Rival (Superviseuse VFX – Les Androïds Associés), Yannick Betis (Directeur général – B Live) et Gilles Gaillard (Entrepreneur et président de la commission « choc de modernisation ») participaient à la table ronde © CNC/Paris Images

…mais des effets pervers

Certes, « la crise nous a imposé un nouveau paradigme qui nous oblige à prendre en compte de nouveaux outils numériques et de nouvelles mobilités », résume Gilles Gaillard, « mais on peut craindre sur le très court terme une concurrence entre secteurs, dont certains n’ont plus de débouchés. Toute une famille de savoir-faire est en train de quitter le cinéma en images réelles pour l’animation ou le jeu vidéo, qui ne compenseront pas tous les emplois perdus dans la décoration ou les effets spéciaux. » Par ailleurs, les métiers de création sont des métiers de compagnonnage, sans lequel « il sera très difficile de transmettre certains savoirs à la nouvelle génération ».
Car dans le secteur comme ailleurs, le travail à distance et la numérisation soulève de nombreuses difficultés « humaines ». « Qu’est-ce que l’esprit d’entreprise et comment le maintenir ? Comment animer une communauté qui travaille derrière son ordinateur ? », interroge ainsi le président de la nouvelle commission. Dans le contexte du distanciel, tous les pros témoignent en effet du besoin de repenser l’organisation des sociétés, « et de garder des moments collectifs pour produire tous ensemble », sans même parler de la difficulté d’entamer une relation à distance. Si la représentante des Androïds associés se félicite que l’on puisse désormais facilement recruter les talents où ils sont, « qui peuvent vivre là où ils en ont envie », l’internationalisation du recrutement pose la question des salaires et crédits d’impôts, différents selon les pays…

Enfin, la numérisation n’est pas la réponse à tout… Du côté de chez Haut et Court, les tournages de films traditionnels se sont poursuivis ces derniers mois, et Carole Scotta s’interroge sur l’escalade d’exigence technologique. « Pourquoi vouloir toujours plus en termes de définition des images, en 8K ou 16K*, pour au final regarder les films sur des écrans d’ordinateurs ? Et sachant que l’on dispose de nouveaux outils technologiques, ne pourrait-on pas aussi mettre plus de moyens sur la créativité et le récit ? »Surtout, la productrice et distributrice s’inquiète de l’aval des productions. Elle rappelle en effet que, « les salles étant fermées, il va y avoir un gros problème de débouchés pour tous les films en train de se faire : la place en salle va devenir rare et chère et les conditions d’exposition des films risquent de se dégrader. En parallèle, l’investissement des plateformes dans la création va encourager la diffusion digitale, ce qui, de façon pragmatique, peut être positif. Mais parallèlement à la pérennité des outils de production, il faut aussi réfléchir à celle des moyens de diffusion, c’est une question de politique publique ».

*Une conférence sur le sujet, « La 8K, est-ce bien raisonnable ? » est proposée par la CST/ et la FICAM aujourd’hui dans le cadre de Paris Images

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