Rencontre avec Jérôme Seydoux

Jérôme Seydoux dans l'Emission du 12 juin 2025 au Pathé BNP

À la veille de recevoir le trophée de l’exploitant international de l’année à CineEurope, le président de Pathé revenait sur les mutations et orientations du groupe leader français, mais également les difficultés du cinéma tricolore à dépasser les frontières… et à investir les écrans premium.

Cet entretien est réalisé dans le Pathé BNP Paribas, fraîchement rénové, avec lequel vous avez, encore une fois, signé une première en France. 

C’est en effet le premier cinéma en France à être brandé, mais nous n’avons rien inventé ; le concept existe déjà ailleurs, au Canada, en Turquie, en Asie…  

Le trophée que vous allez recevoir à Barcelone, consacre un grand cycle d’innovations chez Pathé, mais coïncide également avec une conjoncture compliquée pour l’industrie dans son ensemble. Comment l’analysez-vous ?

Nous sommes en effet à un moment difficile pour le métier, ni complètement remis du Covid, ni des grèves à Hollywood, ni complètement adapté à nos principaux concurrents d’aujourd’hui : les plateformes. L’essentiel est de savoir que quand les films plaisent, les gens viennent, très nombreux. Mais il reste beaucoup de travail à faire auprès du public, surtout auprès du public jeune.

L’année prochaine, Pathé fêtera ses 130 ans. Pouvez-vous nous dire quelques mots des 30 premières années du cinéma, durant lesquelles la firme dirigée par Charles Pathé était déjà une force dominante ?

Avant la Première Guerre mondiale, Pathé était – et de très loin – le leader mondial du cinéma, y compris aux États-Unis, où sa part de marché avoisinait 50 %. On pourrait dire que Pathé, c’était… le Google de l’époque ! Puis en 1908, le cinéma a connu un certain ralentissement et en 1918, à son retour des États-Unis, Charles Pathé notait que les Américains travaillaient beaucoup plus leurs scripts que les Français. De fait, après la Première Guerre mondiale, Hollywood est passé devant Paris.

Ce qui n’a pas empêché Charles Pathé d’inventer des choses essentielles…

Il a signé deux “inventions” extraordinaires. La première, c’est que contrairement aux États-Unis où les copies étaient vendues aux salles, il a opté pour la location des copies ; un système qui n’a pas changé depuis ! La deuxième, c’est qu’avec les projecteurs Pathé-Baby et leurs abonnements pour recevoir films et actualités à la maison, Charles Pathé avait déjà inventé le cinéma chez soi. 

Plus « récemment », la dernière décennie des cinémas Pathé a été marquée par de nombreuses transformations, notamment la digitalisation et la premiumisation. Quelle vision y a présidé ? 

Cette évolution des salles est aussi liée à l’évolution des films. Les Imax, les 4DX, les Dolby Cinema… toutes ces formes de salles sont avant tout liées à des formes de films à grand spectacle, donc des films américains. Car malheureusement – et je le déplore –, il n’y a pas de films français véritablement tournés pour être montrés en Imax ou en 4DX. Toute cette transformation du parc est donc malheureusement réservée aux films américains ; c’est un handicap pour Pathé, puisque que sur les bonnes périodes pour des films français, nous ne pouvons pas les programmer dans ces salles, et nous perdons une partie de notre capacité.

Pourtant, Pathé a bien démontré, encore l’an dernier, que les films français à très grand spectacle se marient très bien avec le premium…

Le Comte de Monte-Cristo a en effet démontré qu’un film à grand spectacle français pouvait être plébiscité par toutes les générations ! Et un film qui marche bien est un film que les gens vont revoir : j’ai rencontré des gens qui avaient vu Monte-Cristo six fois ! Mais, aujourd’hui, il y a relativement peu de producteurs français prêts à se lancer dans d’aussi grands projets.

Comment expliquez-vous que même Le Comte de Monte-Cristo ne parvienne pas à conquérir le marché américain ? 

C’est triste, mais si Pathé veut retrouver des spectateurs américains, il faut qu’il fasse des films… en anglais. Monte-Cristo ne voyage pas mieux parce que les comédiens français ne sont pas connus en dehors de la France. Anatomie d’une chute – à moitié en français, à moitié en anglais, avec des comédiens européens – a lui très bien voyagé ; parce que c’est un bon film, mais aussi grâce à son casting.

Nous avons pourtant constaté, au dernier CinemaCon, que le gros enjeu pour les salles de cinéma américaines aujourd’hui, c’est le manque de diversité. Le marché américain a-t-il besoin de davantage de création ?

Les Français adorent parler de leur propre crise. Mais la crise, elle est à Hollywood ! Et il s’agit clairement d’une crise de création, notamment du modèle “Marvel”. Hollywood a toujours démontré sa capacité à se refaire ; cela va juste prendre un peu de temps, et je pense que l’on va encore souffrir quelques années avant que l’industrie hollywoodienne ne retrouve les clés du succès.

Entre le moment où vous êtes entrés chez Pathé en 1990 et aujourd’hui, qu’est-ce qui a vraiment changé pour les salles de cinéma en France ?

On a beau se plaindre des 180 millions d’entrées de l’année dernière, c’est un très bon chiffre. Certes, juste avant nous étions au-dessus des 200 millions… mais il faut se rappeler qu’au début des années 90, lorsque j’ai repris Pathé, nous n’étions qu’à 120 millions. Auparavant, quand j’étais étudiant à Paris, je me souviens d’un exploitant du Quartier latin, Boris Gourevitch, dont le concept était d’installer des salles partout où il y avait un espace… voire dans une salle de bains ! Il y avait donc des salles toutes petites, avec des sièges tout petits… mais ça marchait très fort parce qu’à l’époque, les gens voulaient une grande diversité de films. Aujourd’hui, personne ne voudrait de ces « salles Gourevitch », qui étaient des taudis. Heureusement, depuis, le concept de multiplexe a ramené une qualité de projection, d’écran, de sièges… 

Ce qui nous mène à la question récurrente de la fréquentation, du prix des places et du juste équilibre à trouver entre les deux. Comment analysez-vous cette équation-là ?

Je ne pense pas que le prix des places soit un facteur. D’ailleurs, il y a 50 ans, le prix des places était plus élevé qu’aujourd’hui. Les gens ne vont pas au cinéma pour le prix, ils vont au cinéma pour le film. Et quand ils passent un bon moment, ils ne se plaignent pas. Un exemple : le Pathé Palace, qui est le cinéma quasiment le plus cher de France, est aussi l’établissement où la moyenne d’âge du public est la plus basse de tous nos cinémas parisiens. Les jeunes sont attirés par l’extraordinaire, alors que les plus “anciens”, plus routiniers, se contentent de salles moins confortables, éventuellement moins chères. Le prix est adapté à ce que le spectateur est prêt à payer pour ce qu’il voit. 

En quoi l’activité de Pathé, qui combine production, distribution et exploitation – ce qui, jusqu’à récemment, était interdit aux États-Unis –, est un atout ?

En effet, notre caractéristique d’exploitants-producteurs – nous, mais aussi UGC ou CGR – fait la force du cinéma et du marché français. La France est d’ailleurs le seul pays européen où l’exploitation est entièrement entre les mains d’acteurs nationaux, de toutes tailles. 

À part Kinepolis en effet, aucun des leaders mondiaux n’est présent en France. Faut-il s’en réjouir ? 

À l’origine, le multiplexe de Dunkerque [désormais Ociné, ndlr.] appartenait à AMC. Au début des années 2000, nous avons nous-mêmes racheté des cinémas à l’australien Village Roadshow – qui était associé à Warner. Pour une fois, les Français ont bien défendu leur territoire. Avant la Première Guerre mondiale, la France était leader mondial dans deux domaines : l’aviation et le cinéma. Il en reste quelque chose : dans l’aviation, on continue à être très bons et dans le cinéma, on continue à être moins mauvais que d’autres.

Ce savoir-faire français, vous l’avez aussi exporté, puisque Pathé est présent à l’international, aux Pays-Bas, en Suisse et en Afrique. Est-ce un élément important de la stratégie du groupe ?

Il ne faut pas oublier qu’à l’origine, les cinémas Pathé étaient présents dans le monde entier. Par exemple, la Maison Rouge, monument historique de Shanghai, n’est rien d’autre que l’ancienne Maison Pathé. Aujourd’hui, nous sommes plus internationaux que les autres français, et moins internationaux que d’autres grands groupes, qui par exemple opèrent de Londres. Mais je pense que notre croissance dans la domaine de l’exploitation se fera en dehors de France. Nous y sommes numéro un et pouvons difficilement y faire d’autres acquisitions importantes – nous ne serions pas autorisés par les règles de concurrence. Les opportunités sont dans les territoires à défricher comme l’Afrique. L’accord que nous avons signé avec Marjane Group nous permettra notamment de nous développer au Maroc où, notre seul cinéma pour l’heure, le Pathé Californie de Casablanca [désormais détenu à 60 % par la holding marocaine, ndlr.], marche très bien et prouve que les Marocains sont autant attirés par le premium que les Français.

Vous travaillez depuis longtemps avec la Comédie-Française, avez récemment proposé des matchs de football en salles… sans compter les jeux vidéo, peut-être bientôt de la réalité virtuelle. Comment imaginez-vous la diversité des contenus et des expériences dans les cinémas de demain ?

Un cinéma opérant comme un centre de loisirs, avec des bowlings, des Wii, des paddles… On peut inventer tout ce qu’on veut, mais c’est un autre métier. Est-ce que l’on va aller là-dedans ? Pas pour l’instant. Si demain on ouvre de nouveaux cinémas – et on ne va pas en faire énormément, en tout cas en Europe –, ils seront hyper premium. Comme le prochain établissement que nous ouvrirons en France, normalement début 2026, à l’île Seguin [Hauts-de-Seine, ndlr.]. Les gens vont au cinéma pour voir un film ensemble, et dans des conditions dont ils gardent de très bons souvenirs. Mais encore faudrait-il, comme je l’ai déjà évoqué, que les Français produisent des films qui puissent être présentés dans les salles premium.

Netflix et Prime Video ont récemment déposé des recours auprès du Conseil d’État contre notre chronologie des médias. Est-ce que vous comprenez cette résistance ? 

La France a tout fait pour ce qu’on appelle l’exception culturelle, pour défendre son territoire, sa langue, ses films – et je ne serais pas là si tel n’avait pas été le cas. Cette défense, les Américains l’ont toujours détestée. Les plateformes réclament aujourd’hui plus d’avantages et la chronologie va, par définition, évoluer. Mais la bonne chronologie mondiale, dans un monde idéal, serait celle de faire de bons films, qui sortent en salles et qui, après, vont sur les plateformes. 

Il y a aussi des productions qui vont directement sur les plateformes…

Oui, mais ça, ça existait déjà avec la télévision et ce n’est pas dérangeant quand il s’agit de productions qui ne sont pas au niveau de la salle. Mais quand je vois un très bon film sur Netflix et que ce film n’est pas en salle, je râle. Je préférerais que ces plateformes soient de vrais partenaires. Si au moins une partie des films qu’elles produisent sortaient d’abord en salles, il serait plus facile de parler chronologie avec elles. Disney le fait : c’est le premier distributeur mondial et il respecte les fenêtres. Netflix veut des exclusivités. Il y a donc des films que vous ne pouvez voir que sur Netflix ; c’est dommage.

Aujourd’hui, Pathé propose aussi des films à la maison : est-ce une manière de renforcer le lien avec les spectateurs que d’aller les chercher chez eux ?

Pathé Home vient de Hollande, où nous sommes désormais leaders en VOD, et où la réussite du concept nous a incités à le répliquer en France. Le client qui vient dans nos salles étant également un client de plateforme ou de VOD, l’idée était effectivement de lier les deux. On va mettre du temps pour arriver à quelque chose… mais on va y arriver.

Dans quelques jours, vous serez sur la scène du Centre des congrès de Barcelone pour recevoir ce trophée du meilleur exploitant européen au nom de Pathé. Quels sont les messages que vous avez envie de passer à l’industrie européenne ? 

Le message clé, c’est que je crois beaucoup à la salle, je crois beaucoup aux films, et je crois beaucoup au « cinéma de salle ». La seule difficulté – mais elle est immense –, c’est de faire des films de qualité. Il ne s’agit pas seulement de la qualité du sujet, mais de faire en sorte que les gens sortent heureux d’avoir eu des émotions ensemble. Il est amusant de rappeler que les frères Lumière ne croyaient pas que la salle durerait très longtemps. Et un grand cinéaste comme Jean-Pierre Melville a dit, il y a à peu près 70 ans, que « la salle de cinéma en a pour 50 ans ». Encore aujourd’hui, beaucoup pensent qu’elle va disparaître. Ils ont tort. Ils ont tort parce que les gens ont vraiment besoin de se retrouver et que la plateforme, la télévision, c’est un service « individuel », pas un service collectif… qui n’offrira jamais ce qu’offre la salle.

Propos recueillis par Julien Marcel,
président de KLS et Cine Group, éditeur de Boxoffice Pro

Jérôme Seydoux dans l'Emission du 12 juin 2025 au Pathé BNP

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