Tribune : Netflix et le mythe de l’innovation

Ted Sarandos, CEO de Netflix © Dominique Jacovides/Bestimage.

Par Patrick Corcoran (Association des cinémas nord-américains), VP & Chief Communications Officer, National Association of Theatre Owners (NATO).

Cette tribune a été publiée par BoxOffice® sous le titre « Simultaneous Release is a House of Cards » (le château de cartes de la sortie simultanée)

Juste avant la publication de ses résultats financiers pour le 3e trimestre 2014, Netflix a fait un certain bruit en annonçant la signature d’un accord avec Imax et The Weinstein Company pour la sortie simultanée de Tigre et dragon : The Green Legend – la suite du film, sorti en 2000, qui avait engrangé 128 millions de dollars de recettes – sur les écrans Imax, et en streaming sur Netflix. Les salles de cinéma ont naturellement fait preuve d’un enthousiasme des plus modérés, et quelques-uns des plus gros circuits américains et internationaux ont fait savoir qu’ils n’avaient aucune intention de programmer un film ne respectant pas la chronologie des médias. 

Ted Sarandos, le directeur des programmes de Netflix, a néanmoins continué à vendre son projet, reprochant aux exploitants de faire obstacle à l’« innovation ».

« La distribution de films est prisonnière de schémas démodés. La plupart des modèles mis en place par les exploitants ont fait leur temps », a-t-il ainsi déclaré lors de la 5e conférence annuelle des films américains et chinois, organisée le 5 novembre. « Il faut arrêter de faire la distinction entre les différents modes de distribution. De nombreux films sont aussi bons, voire meilleurs, quand on les regarde chez soi. »

Ce n’est pas la première fois que Sarandos nous sert ce couplet : il y a un an, il déclarait au Film Independent Forum que « les exploitants profitent de la moindre occasion pour faire barrage à ce type d’innovation. Nous envisageons de distribuer nous-mêmes quelques gros films parce que je crains qu’en tentant de s’opposer à l’innovation et à la distribution simultanée, ils ne soient sur le point de signer l’arrêt de mort de l’exploitation en salle mais aussi du cinéma tout court ».

« Le seul bénéficiaire d’un système de sorties simultanées sur Netflix, c’est Netflix »

John Fithian, NATO

John Fithian, le président de la National Association of Theatre Owners (NATO), a promptement rétorqué que « les services de vidéo à la demande et les locations à prix cassés ont tué le marché du DVD. Aujourd’hui, Sarandos veut s’en prendre au cinéma. Le seul bénéficiaire d’un système de sorties simultanées sur Netflix, c’est Netflix. Si Hollywood faisait ce que propose Sarandos, il ne resterait plus beaucoup de films pour les abonnés de Netflix ou pour qui que ce soit. Financièrement, réduire la chronologie des médias afin que cela profite au plus petit maillon de la chaîne n’a aucun sens. »

Sarandos est rapidement revenu sur ses propos, expliquant quelques jours plus tard, au cours d’un petit-déjeuner organisé par le Bloomberg Tribeca Film Festival Business of Entertainment : « Je ne parlais pas d’une sortie simultanée sur Netflix. Je proposais simplement de rapprocher les différentes fenêtres afin d’aller dans le sens de ce que souhaite le consommateur. Je pense qu’il est plus logique de répondre à la demande que de créer des délais artificiels entre le produit et le consommateur. »

Inutile, donc, d’attendre des excuses de sa part.

Nous avons, à maintes reprises, mis en évidence la liste des idées fausses liées au business model de la sortie simultanée. Des films comme Margin Call, Arbitrage et Bachelorette, présentés comme des exemples de sortie réussie, font beaucoup moins d’entrées en salle aux Etats-Unis que sur les autres territoires. Le distributeur d’Arbitrage prétend pourtant que les recettes en salle n’ont pas souffert de la sortie simultanée parce que ceux qui vont voir les films au cinéma ne sont pas ceux qui les regardent chez eux. Pour étayer sa démonstration, il s’appuie sur des études qui montrent que 90% des spectateurs ne savaient pas que le film était également disponible en VOD. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’un business model qui repose sur l’ignorance du consommateur n’inspire pas vraiment confiance…

Plus récemment, Snowpiercer : le Transperceneige, proposé en VOD trois semaines après sa sortie en salle, a chuté de 37%, en dépit d’une augmentation de plus de 42% du nombre d’écrans qui programmaient le film. A l’inverse, Boyhood, distribué sur une combinaison standard (cinq écrans, puis 34, puis 107 en 3e semaine) est passé à 310 écrans en 4e semaine (soit une progression de 189%) et ses recettes ont augmenté de 36%. De plus, Boyhood a fait mieux que Snowpiercer (alors en 3e semaine) sur un plus petit nombre d’écrans, engrangeant 1,76 M$ contre 630 000 $. En sept semaines, Boyhood a fait quatre fois mieux que Snowpiercer en neuf semaines.

Pourtant, l’un des producteurs de Boyhood, John Sloss, a vertement critiqué les exploitants à la conférence Produced By: New York, expliquant qu’ils avaient « un comportement criminel. Nous sommes en train de donner de mauvaises habitudes au public. Je ne crois pas que les gens téléchargent illégalement parce qu’ils ne veulent pas payer, mais parce qu’ils ont envie de voir un film quand ils le décident. »

Encore une idée reçue. En réalité, le meilleur indicateur du piratage d’un film est sa disponibilité. Les téléchargements illégaux grimpent en flèche dès qu’un film sort au cinéma, avant de retomber, tout comme les entrées en salle à mesure que passent les semaines, jusqu’à ne représenter qu’une portion infinitésimale des téléchargements illégaux. Ils font un retour en force la semaine qui précède la sortie en DVD (quand un carton ou deux tombent du camion entre l’entrepôt et les magasins) selon un processus qui reflète ici encore sa disponibilité et sa popularité.

Toute la théorie de la sortie simultanée est basée sur des arguments spécieux, des données peu fiables et une créativité certaine avec les chiffres.

Toute la théorie de la sortie simultanée est basée sur des arguments spécieux, des données peu fiables et une créativité certaine avec les chiffres. John Sloss a fait beaucoup de bruit en demandant davantage de transparence dans la manière dont sont communiquées les recettes de la VOD. Il est grand temps de la mettre en œuvre, surtout quand on sait que Netflix ne donne même pas les chiffres d’audience de chacun de ses films à ses propres actionnaires.

A vrai dire, je ne crois pas que Ted Sarandos croie lui-même à ce qu’il raconte. S’il pensait vraiment que l’exclusivité est une calamité qui crée « des délais artificiels entre le produit et le consommateur », il autoriserait Hulu, Vudu, Redbox, Amazon Prime et les services VOD des chaînes câblées à diffuser House of Cards et Orange Is the New Black, et mettrait les DVD de ces séries en présentoir dans les supermarchés. Or, il n’en fait rien.

Pourquoi ? Parce que la question de l’exclusivité est essentielle. L’exclusivité fonctionne. Netflix a besoin de proposer quelque chose que ses concurrents n’ont pas, afin que ses abonnés n’aillent pas voir ailleurs et qu’ils estiment bénéficier d’un produit de qualité qui n’est pas disponible chez un nombre toujours plus important de concurrents.

Il n’y a en réalité que deux facteurs qui comptent pour le résultat net de Netflix : le coût d’acquisition et de distribution de contenu, et le nombre d’abonnés. L’importance de la réduction des coûts a conduit à un accrochage majeur entre la société et ses abonnés quand elle a tenté de séparer les activités de streaming et de livraison de DVD. Cette livraison, et le renvoi d’un DVD à Netflix, lui coûte bien plus cher que la diffusion du même titre en streaming. Les abonnés se sont cependant révoltés face à ce qu’ils considéraient comme une tentative d’imposer une augmentation de près de 100% du prix de l’abonnement à ceux qui souhaitaient conserver les deux options. La société a fini par faire marche arrière, ce qui a eu pour effet de réduire à néant ses tentatives de réduction des coûts, de lui nuire énormément en termes d’image, et de lui faire perdre un nombre conséquent d’abonnés.

Pendant ce temps, les coûts continuent d’augmenter. Netflix n’est plus le seul acteur du secteur de la distribution en streaming, les studios commencent à s’intéresser de près aux revenus potentiels de cette activité, et Netflix refuse d’attendre patiemment son tour dans la chronologie des médias. Les coûts augmentent aussi parce les concurrents qui sont prêts à acquérir du contenu de qualité sont toujours plus nombreux, et qu’il faut continuer à satisfaire les abonnés et à en séduire de nouveaux. Dans le même temps, les FAI exigent toujours plus d’argent pour que Netflix dispose d’une bande passante suffisamment large qui lui permette de garantir un accès rapide à sa base de films. La société dépense par ailleurs des sommes conséquentes dans le but de s’implanter à l’international.

Simultanément, Netflix enregistre un fléchissement du rythme des abonnements aux Etats-Unis. Pour certains analystes, la hausse du prix de cet abonnement pour les nouveaux clients constitue l’un des facteurs susceptibles d’expliquer ce ralentissement (les tarifs des abonnés actuels augmenteront plus tard). Avec 36 millions d’abonnés américains, le marché local arrive à saturation, et l’assentiment du consommateur à de nouvelles hausses de prix va devenir critique pour générer de nouveaux revenus.

Netflix a offert un service véritablement innovant en proposant un service de livraison des DVD en location à domicile et, plus tard, la possibilité d’accéder à son service de streaming sur différents appareils dès que le consommateur en avait envie, pour tous les contenus dont Netflix détenait les droits. Mais être le premier ne procure qu’un avantage temporaire. Les chaînes premium commencent à se lancer à leur tour sur ce créneau et ils finiront, comme Netflix, par proposer un mélange de contenus exclusifs, produits en interne, et de titres en contrats d’exclusivité, pour lesquels elles devront rivaliser.

Les consommateurs ont un budget limité pour regarder des films en VOD, ce qui explique pourquoi les services d’abonnement peu onéreux comme ceux que proposent Netflix et les locations bon marché de Redbox ont pu décoller. Ajoutez-y l’incroyable variété de contenus gratuits disponibles pour le prix d’une connexion haut débit, que vous payez déjà pour avoir accès à Netflix. Peut-être cette connexion est-elle également liée à un service de télévision câblée, qui coûte lui aussi de l’argent. L’accumulation de ces services finit toujours par atteindre la limite de ce que les consommateurs sont prêts à dépenser, et Netflix commence à la voir s’approcher rapidement.

Ce qui expliquerait pourquoi Ted Sarandos ne cesse de faire des déclarations tonitruantes sur les cinémas. Cela permet de détourner l’attention des professionnels qui commenceraient à regarder d’un peu trop près les cartes que Netflix a réellement dans son jeu.

A moins que Sarandos n’envie tout simplement notre business model.

Ted Sarandos, CEO de Netflix © Dominique Jacovides/Bestimage.

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