Netflix aux États-Unis : Tribune de John Fithian, président de la NATO (Association des exploitants américains)

Roma d'Alfonso Cuaron ©Netflix

En collaboration avec BoxOffice US

Le quiz de John Fithian :

  1. Sur les 59 films (sans compter les documentaires) qu’a sortis Netflix en 2018, combien en avez-vous vu et combien pouvez-vous en nommer ?
  2. Quel est le plus gros succès de Netflix de tous les temps ?
  3. Combien d’Oscars a gagné Netflix pour ses longs-métrages ?


Si la première réponse peut varier, il reste que les films Netflix ne suscitent que rarement l’intérêt du public. La seconde réponse n’est pas connue, car Netflix n’a jusqu’ici jamais publié les chiffres de ses entrées. Enfin, Netflix n’a gagné qu’un Oscar, celui du Meilleur documentaire pour Icare en 2018.

Aujourd’hui, alors que la saison des Oscars 2019 approche, Netflix cherche à tout prix à obtenir de prestigieuses récompenses et dépense sans compter en publicité, relations publiques, consultants et lobbying auprès des membres de l’Académie. Cédant aux désirs des réalisateurs, la société a récemment annoncé la sortie de certains de ses films dans quelques cinémas américains, avant d’être disponibles en streaming. Toutefois, si Netflix veut vraiment devenir un studio et non une chaîne de télévision à succès, pourquoi ne prend-il pas en compte le modèle économique de la filière ? Netflix ne gagnerait-il pas plus d’argent et de crédibilité en proposant une véritable sortie en salles avant le streaming, au moins pour les films de grands réalisateurs ?

La relation entre exploitants et services de streaming a souvent mal été analysée. De nombreux experts ont affirmé que le streaming perturbait l’exploitation. Cette théorie insinue que plus les cinéphiles regardent des films sur les sites de streaming, moins ils vont au cinéma. Pourtant, en 2018, les services de streaming recensent une montée des abonnements, alors même que la fréquentation des salles enregistre des chiffres record. À l’heure où cette tribune est écrite, les recettes du box-office américain ont augmenté de 9,89 % et les entrées de 7,01 %.

Pour mieux comprendre ce paradoxe apparent, la NATO a récemment conduit une étude avec Ernst & Young auprès de 1 400 personnes qui ont vu au moins un film au cinéma en 2017 et passé une heure par semaine sur les sites de streaming. L’étude a démontré que 33 % des spectateurs de cinéma qui voient 9 films ou plus par an (soit deux fois plus que la moyenne nationale) ont aussi passé au moins 15 heures par semaine sur les plateformes de streaming. En d’autres termes, les cinéphiles restent des cinéphiles où qu’ils soient et les personnes qui consomment beaucoup de films le font via de multiples canaux. Plus nous créerons de cinéphiles, mieux nous nous porterons.

Le succès du streaming ne représente pas une menace pour l’exploitation, mais pour la télévision et le marché déjà déclinant des DVD. Tous deux peuvent même travailler main dans la main. Amazon a créé un service de streaming solide avec sa plateforme Prime ; cependant, quand Amazon a questionné ses membres Prime sur leurs préférences, ces derniers ont mentionné les films qui faisaient partie de la culture populaire grâce à leur sortie en salle. L’entreprise a alors annoncé renforcer les sorties salles en exclusivité, avant de faire sa première apparition au CinemaCon 2016 pour présenter ses films aux exploitants.

Manchester by the Sea, présenté à Las Vegas, a été acheté 10 millions de dollars par Amazon après avoir rapporté 48 millions aux États-Unis lors de ses 95 jours d’exploitation et décroché deux Oscars, celui du Meilleur acteur pour Casey Affleck et du Meilleur scénario pour Kenneth Lonergan. Au CinemaCon 2017, Amazon a présenté The Big Sick, acquis pour 12 millions de dollars et qui en a récolté 43 millions sur 88 jours d’exploitation, avec une nomination au Meilleur scénario à la clé. Bien sûr, ces excellents résultats se sont pas toujours au rendez-vous pour les films distribués par Amazon ou d’autres plateformes, l’industrie étant imprévisible par nature. Toutefois, une sortie salle digne de ce nom reste le meilleur moyen de découvrir les films de qualité, et d’en tirer le meilleur profit.

Netflix ne devrait-il pas vouloir que ses meilleurs films soient vus et rapportent de l’argent ? Les portes des salles de cinéma sont ouvertes à Netflix si ce dernier souhaite soutenir régulièrement une fenêtre salle. Il ne s’agit pas d’un combat entre streaming et salles, mais de repenser le modèle économique de la filière. Après le TIFF (Toronto International Film Festival) en septembre, Netflix a éludé la question des fenêtres salles exclusives. Le 16 octobre dernier, Reed Hastings, CEO et co-fondateur de Netflix, a annoncé à ses investisseurs son intention de sortir Roma d’Alfonso Cuarón simultanément sur Netflix et dans 100 salles à travers le monde. Quelques jours auparavant, le 10 octobre, la même stratégie avait été adoptée pour Un 22 juillet de Paul Greengrass. “Nous croyons en la sortie de nos films originaux sur notre plateforme, et nous ouvrons aux cinémas qui voudraient les porter”, a-t-il alors déclaré. Le 31 octobre, Netflix a changé de cap et annoncé qu’il offrirait une sortie salle exclusive et très limitée pour certains films : The Ballad of Buster Scruggs des frères Coen bénéficierait ainsi d’une sortie salle d’une semaine*, tandis que Roma serait exploité 3 semaines.

L’exploitation a réagi à ce changement opéré par le géant américain, considérant notamment les sorties limitées de la plateforme comme “un signe symbolique”. Chaque cinéma décide des circonstances dans lesquelles il accepte d’exploiter les films, et plusieurs exploitants ont diffusé les films Netflix via une fenêtre infime ou non exclusive, ce que d’autres ont refusé.

Dans une conférence téléphonique avec des investisseurs le 1er novembre, Mark Zoradi, CEO de Cinemark, a déclaré que “cette question abaissait l’exclusivité de la fenêtre de diffusion. Lorsque Netflix sera disposé à respecter ces fenêtres que les principaux studios supportent ordinairement, nous l’accueillerons volontiers. Dans l’état actuel des choses, avec une fenêtre d’une voire deux semaines, je ne m’attends pas à ce que nous exploitions les films Netflix.

Avec quelle amplitude Roma d’Alfonso Cuaron sera-t-il  diffusé ? Et pour quel résultat ? Roma a été qualifié de candidat sérieux à l’Oscar du Meilleur film et a déjà remporté plusieurs prix en festivals. Toutefois, la plateforme n’aurait-elle pas gagné plus d’argent et généré un meilleur bouche-à-oreille si le film avait bénéficié d’une exploitation plus importante ?

Voici quelques exemples d’autres films à succès et dignes de récompenses qui sont, eux, sortis en salles :

Moonlight et Ladybird distribués par A-24

A-24, distributeur indépendant, n’a été fondé qu’en 2012, mais a atteint le succès au box-office et critique rapidement. Son film Moonlight a été diffusé en exclusivité dans les salles pendant 130 jours et a gagné l’Oscar du Meilleur film en 2017. Le film, qui a coûté 4 millions de dollars, en a rapporté 28 millions aux États-Unis. L’année suivante a aussi été couronnée de succès pour A-24 avec Ladybird, exploité en salles pendant 123 jours et nommé 5 fois aux Oscars pour Meilleur film, actrice, actrice dans un second rôle, réalisateur et scénario. Ladybird a coûté 10 millions de dollars et enregistré 49 millions de bénéfices aux États-Unis (ainsi que 30 millions à l’international).

Moi, Tonya et Tom Quinn, producteur chez Neon

Margot Robbie a refusé une offre de 12 millions de dollars de Netflix pour Moi, Tonya, préférant signer pour 6 millions avec Neon et 30 West. Pourquoi ? Parce qu’elle souhaitait une vraie sortie en salles, récoltant ainsi plus facilement les faveurs des votants de l’Académie. En exclusivité dans les cinémas pendant 95 jours, le film lui a permis de remporter l’Oscar de la meilleure actrice dans un second rôle, a récolté deux autres nominations et rapporté 30 millions de dollars au niveau national.

Tom Quinn, fondateur de Neon, connaît l’importance d’une sortie en salles plus que n’importe quel patron de l’industrie. Lui et son ancien associé, Jason Janego, ont dirigé par le passé Magnolia, puis Radius, branches de la Weinstein Company. Ces deux entreprises ont simultanément sorti des films en salles et à la télévision. Les deux acolytes ont quitté Radius et son modèle de multiplateformes “day-and-date” (le même jour sur le maximum de supports de diffusion) pour créer une société axée sur la sortie exclusive en salles.

En mars dernier, Tom Quinn a assuré à Eric Kohn, d’IndieWire, que les cinéastes voulaient voir leur film au cinéma. “Je ne crois pas qu’une sortie Netflix permette un succès et des résultats équivalents, car elle diminue la valeur marchande du film. C’est comme un “buffet à volonté”, vous pouvez y entrer et en sortir comme bon vous semble, et si un film vous déplaît, vous passez à autre chose. C’était pour moi l’un des points clés de la conception de notre business plan : un film est dépendant de sa valeur marchande afin de réussir, de prospérer, de se démarquer et faire réagir.” Prenant l’exemple de Moonlight, Tom Quinn a poursuivi : “Combien de temps les gens qui ont vu le film en salle lui auraient-ils accordé en le voyant sur Netflix ?« 

Les portes des salles de cinéma sont ouvertes à Netflix, pour augmenter leurs revenus et leurs chances de récompenses, seulement si leurs meilleurs films bénéficient du temps et de l’attention qu’ils méritent dans les salles. Cinéastes et spectateurs apprécieront alors Netflix bien davantage.

*Sortie dans 3 cinémas à New York, Los Angeles et San Francisco du 8 au 11 novembre.

Roma d'Alfonso Cuaron ©Netflix

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