Les Alchimistes – À la recherche de totems singuliers

De gauche à droite : Romane Segui, Charlotte Quéré, Violaine Harchin et Nicolas Bruno © Boxoffice Pro / JD

Depuis sa création, en mars 2020, Les Alchimistes suit une ligne éditoriale en constant mouvement, mais toujours au service des œuvres de la diversité. Rencontre avec la co-fondatrice, Violaine Harchin, et la programmatrice, Romane Segui, de la société de distribution basée à Marseille à l’occasion de la sortie de Totem, ce 30 octobre.

Avant de sortir en salles, Totem, le second long métrage de la Mexicaine Lila Avilés, a connu un parcours tumultueux. Violaine Harchin, co-fondatrice des Alchimistes, raconte l’avoir découvert à la Berlinale 2023, avec « un coup de cœur immédiat. J’ai fait une offre dans la foulée au vendeur international, Alpha Violet, qui m’a malheureusement annoncé quelque temps plus tard qu’un autre distributeur avait été choisi ». Si Rezo Films avait en effet acquis le long métrage, sa liquidation judiciaire en mars 2024 [voir Boxoffice Pro n°465] rebat les cartes, et le vendeur contacte finalement Violaine Harchin pour lui annoncer qu’elle peut récupérer la distribution française du film : « Nous devions prendre un peu de temps pour travailler correctement la sortie. C’est pourquoi nous l’avons repoussée, sans changer le titre, pour ne pas nuire à son identification, déjà entamée auprès des exploitants », relate Romane Segui, responsable de la programmation. Le film avait déjà commencé à circuler en festivals (Cannes Écrans Juniors, Cinelatino, Festival de Biarritz Amérique Latine…) et obtenu le soutien du GNCR. Par ailleurs, le nouveau distributeur a conçu un dossier pédagogique et le matériel de communication afin de viser un public plus jeune « auprès duquel le film peut marcher », et compte sur le bouche-à-oreille, « même si c’est à une petite échelle ».

À travers le point de vue d’une jeune fille, Totem de Lila Avilés (30/10/24) suit la préparation de plus en plus chaotique d’une fête. © Les Alchimistes

Une ligne directrice en constante évolution

Né en mars 2020 de la fusion entre Ligne 7 et Docks 66, deux distributeurs indépendants, Les Alchimistes a, pendant ses premiers mois, poursuivi les lignes directrices des deux structures, qui s’articulaient respectivement autour des fictions québécoises et des documentaires. « La crise sanitaire a d’emblée mis en suspens les sorties de nos acquisitions de l’époque, comme Kuessipan, Souterrain ou Nadia Butterfly », raconte Violaine Harchin. Si la distributrice assure que ces films « correspondaient à nos envies », elle ne souhaitait pas s’enfermer dans des cases : « Je crois, au contraire, que notre ADN va vers l’ouverture et les films singuliers. Je n’ai jamais eu envie de me spécialiser dans un certain type de cinéma, car je pense que c’est plus un piège qu’autre chose », explique l’intéressée. De fait, le line-up de ces deux dernières années est là pour attester de son ouverture éditoriale : 107 Mothers de Péter Kerekes (Slovaquie, Tchéquie et Ukraine) en 2021, Le Gang des bois du temple de Rabah Ameur-Zaïmeche (leur première fiction française) en 2023, Matria d’Álvaro Gago (Espagne) en juillet dernier… et aujourd’hui Totem (Mexique). « Nous cherchons constamment de jeunes talents, à l’instar de Saulė Bliuvaitė, dont nous avons acquis son dernier long métrage, Toxic. Nous ne l’avons pas choisi parce qu’il a eu le Léopard d’or du dernier Festival de Locarno, mais parce qu’il entre en écho avec nos préoccupations. »

Faire exister la diversité…

Pour la co-fondatrice des Alchimistes, le modèle actuel de la distribution ne correspond toutefois pas à l’ensemble, très diversifié, des structures en présence, « et doit être réformé sinon plusieurs distributeurs disparaîtront ». Parmi les changements que la dirigeante aimerait voir figurer dans le rapport Cluzel, l’arrêt du modèle unique de la sortie nationale, qui impose un certain niveau de dépenses et de copies. « Ce principe n’est pas toujours en adéquation avec les films nécessitant un travail spécifique dans la durée. Il faut penser l’offre cinématographique comme l’ensemble des œuvres qui la compose ; cela permettrait sans doute de mieux les accompagner selon leurs singularités, et de continuer à éduquer les regards envers cette richesse ».

Le documentaire, qui occupe une grande part du line-up des Alchimistes – 12 sur 18 sorties depuis 2022 –, reste souvent considéré comme un des maillons faibles de la diffusion en France. Violaine Harchin et Romane Segui déplorent ainsi plusieurs cas de films qui « n’ont pas trouvé leur place dans les cinémas, comme Smoke Sauna Sisterhood d’Anna Hints, pourtant vendu dans 40 pays et passé par 150 festivals. C’est un genre qui a de plus en plus de mal à s’inscrire dans l’écosystème général de la distribution art et essai ». Le documentaire est régulièrement programmé en séance unique avec débat, mais le distributeur doit déployer « énormément de moyens, relate la responsable de la programmation, en participant au financement du déplacement, des nuits d’hôtels, au contact des associations… ». Et malgré les efforts et plusieurs soutiens (Oh My Doc !, Acid, GNCR…), les titres du genre peinent à dépasser les 10 000 entrées. « Un travail local est nécessaire pour faire exister ces films auprès de la population, d’où l’importance des médiateurs, car les distributeurs et les exploitants n’ont pas les ressources, humaines comme financières, pour s’en occuper, estiment les distributrices. Des moyens politiques doivent être mis en œuvre pour compenser cette situation. »

Smoke Sauna Sisterhood d’Anna Hints prend place dans des saunas sacrés d’Estonie, où des femmes se confient sur la condition féminine. © Les Alchimistes

… en revoyant les outils de performance

Bien que la fréquentation soit souvent en-deçà de leurs espérances, Violaine Harchin et Romane Segui comptent sur la moyenne d’entrées par séance pour permettre « une analyse plus fine des enjeux de programmation, des horaires qui marchent, et de la sociologie du public auquel chaque film correspond ». Ainsi, sur son premier week-end, Smoke Sauna Sisterhood a été montré 98 fois (76e film le plus diffusé entre le 20 et le 24 mars 2024) pour 1 800 entrées, soit une moyenne de 18 spectateurs par séance. De même pour État limite de Nicolas Peduzzi, sorti le 1er mai 2024 : 139 séances au premier week-end (55e sur la période) pour 2 700 entrées, soit 20 spectateurs par séance. Des performances au-dessus des 17 entrées par séance en moyenne que réalisait un film art et essai en 2023, d’après les chiffres du CNC. Pour les distributrices, il s’agit d’une moyenne « cruciale pour évaluer la performance d’un film dans le marché actuel. Par exemple, nos films ont très peu de séances sur une semaine, donc leurs entrées ne font pas le poids par rapport à d’autres, qui ont deux ou trois fois plus de projections. Si nous voulons continuer à parler de chiffres, alors faisons ça avec des règles cohérentes, pour que du sens s’en dégage ».

Après Totem, la prochaine sortie des Alchimistes sera le documentaire The Flats d’Alessandra Celesia. Prévu le 5 février 2025, il revient sur le conflit armé qui a déchiré l’Irlande du Nord pendant la seconde moitié du XXe siècle. Viendront ensuite, le 12 février, Des fils qui se touchent, documentaire de Nicolas Burlaud ; Something Old, Something New, Something Borrowed de Hernán Rosselli le 16 avril, fiction argentine passée par la Quinzaine des Cinéastes ; le documentaire Hors service de Jean Boiron-Lajous le 30 avril ; Toxic de Saulė Bliuvaitė le 28 mai. D’autres sorties rejoindront le line-up 2025 du distributeur marseillais, qui n’est décidément pas arrivé au bout de ses alchimies.

The Flats d’Alessandra Celesia (05/02/25) fait revivre les souvenirs du conflit religieux qui déchira l’Irlande du Nord pendant la 2nde moitié du XXe siècle. © Les Alchimistes
De gauche à droite : Romane Segui, Charlotte Quéré, Violaine Harchin et Nicolas Bruno © Boxoffice Pro / JD

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