Julien Marcel, directeur général de The Boxoffice Company et AlloCiné, signe un ouvrage balayant les bouleversements actuels du secteur à la lumière de plus d’un siècle de cinéma. Un premier livre aux éditions Boxoffice, qui sera introduit lors d’un colloque au CNC, le vendredi 8 octobre.
Pourquoi ce livre, et pourquoi maintenant ?
Dès le début de la crise et pendant plus d’un an, le secteur a été submergé par un flot d’événements et de rebondissements. Et tout cela est arrivé après une période où nous avions mené un vaste travail sur les archives de l’édition américaine de Boxoffice Pro, en vue de la célébration de son centenaire en 2020. Nous commençons à peine à utiliser ce patrimoine à part entière, qui n’attend qu’à être exploité par les étudiants ou les spécialistes. “Hollywood Année Zéro” est né du besoin de remettre les événements observés en ordre puis en perspective, d’où sa structure qui alterne résumés problématisés des faits récents et coups de projecteur sur le passé pour éclairer le présent. Avec l’humble prétention, en somme, de recouper 500 jours de crise avec 100 ans d’histoire du cinéma.
Et pourquoi accompagner son lancement d’un colloque ?
Ce livre a avant tout vocation à nourrir une réflexion collective, à ouvrir la discussion plutôt qu’à la conclure. D’où l’idée de le lancer, non pas par une conférence magistrale, mais un colloque qui en aborde les thèmes, avec comme point de départ la keynote de Charles Rivkin, président de la Motion Picture Association. Qui de mieux que le responsable d’une institution centenaire iconique, qui est aussi un ancien ambassadeur des États-Unis en France, pour débuter une rencontre non pas destinée à opposer des modèles mais à créer des ponts ?
Justement, vous avez pu observer la crise traversée par le secteur des deux côtés de l’Atlantique ; quelles en sont les essentielles différences d’approche et d’appréhension ?
J’ai en effet vécu la première partie de la crise de mon bureau de Los Angeles, puis de Paris ; ce double regard, qui est aussi à l’origine du livre, se veut non caricatural. De toute façon, la période nous a bien prouvé que nous sommes tous dans le même bâteau. Même des cinématographies locales très fortes – comme en France, en Corée du Sud ou encore en Turquie – ont pris la crise de plein fouet. Et partout la SVOD a explosé, qu’il s’agisse de plateformes américaines ou locales. Mais il y a deux sujets qui distinguent, voire même opposent la France et les États-Unis. À commencer par la chronologie médias qui a volé en éclats outre-Atlantique, bien qu’aujourd’hui elle s’y restructure via des accords de gré à gré. Mais il y a aussi la grande différence du regard porté par l’État, et plus largement l’ensemble de l’opinion, sur le rôle social et sociétal du cinéma. Dans quel autre pays du monde a-t-on vu le Premier ministre prononcer un discours d’une demi-heure, en pleine crise sanitaire, sur le rôle de la salle de cinéma, comme l’a fait Jean Castex en août 2020 à Angoulême ? De l’aveu même de nos partenaires américains, il s’agit chez eux principalement d’un business de loisirs, tandis qu’en France, c’est aussi un pan de la culture, un lieu privilégié du vivre ensemble.
Dans un environnement plus mondialisé que jamais, quel est l’avenir de l’exception culturelle française ?
La gageure de ce livre est d’écrire une histoire qui se déroule sous nos yeux et dont nous ne connaissons pas le dénouement. Nous ne vivons pas dans un village gaulois et la transformation radicale des fenêtres de diffusion aux États-Unis aura forcément un impact sur l’ensemble du secteur. Mais le modèle français n’est pas pour autant voué à disparaître. Lors de cette crise, avec ses réouvertures, ses hauts et ses bas, la France est apparue comme un marché référent en termes de bon redémarrage, conduisant beaucoup de pays à réfléchir sur ses spécificités, dont sa chronologie des médias et son système de financement des salles et de la cinématographie locale. Il y a quelque chose de “juste” dans notre modèle ; il s’agit maintenant de trouver le bon équilibre.
Quel est le principal enseignement que vous retenez de la crise pour le cinéma en salles dans l’après-Covid ?
Le moment du Covid est aussi un moment – et un élément – de la transformation du divertissement dans son ensemble. Dans cette évolution, la salle de cinéma ne doit pas se penser “contre” mais “avec” le streaming, tout comme elle doit aussi prendre en compte le jeu vidéo, les réseaux sociaux… Il nous faut prendre acte de la transformation du secteur du divertissement et de la manière dont le public, notamment jeune, utilise son temps libre.
Mais que devient la salle de cinéma dans l’avènement de l’ère du tout digital ?
Le cinéma sur grand écran aussi devient un business qui se consomme et s’achète en ligne. Considéré jusqu’au Covid comme antinomique avec le projet de “contact” des cinémas, le ticketing en ligne a prouvé, grâce aux technologies de e-commerce, qu’il pouvait être compatible avec l’expérience collective de la salle. D’autant plus que cette dernière est remise au cœur de l’atout cinéma ; c’est bien parce que nous avons été privés de ces lieux de partage que la dimension de communauté devant le grand écran prend tout son sens.
Justement, peut-on s’attendre aussi à voir des évolutions sur ce qu’on diffuse sur ces grands écrans ?
Un des grands gagnants de la période, c’est le distanciel. Or les salles de cinéma sont des lieux connectés, capables de diffuser en direct. Elles sont en outre assez largement sous occupées en journée et en semaine, comparé aux soirs et week-ends. Entre l’explosion des EdTech* et le défi de la sous-utilisation des équipements cinématographiques, il y a peut-être une piste de réflexion. Si en cent ans d’histoire, le cinéma a survécu à toutes les crises, c’est parce qu’à chaque fois il a su inventer des expériences nouvelles, qu’elles soient technologiques (le son, la 3D, le numérique…) ou de formats de bâtiments comme les multiplexes. Mon intime conviction est que le cinéma va s’en remettre, à condition de trouver les innovations pour s’épanouir encore mieux qu’avant.
*La “Educational Technology” désigne les nouvelles technologies d’enseignement et d’apprentissage.
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