Qu’est-ce qu’être un distributeur indépendant ? Quel est son modèle économique, sa préoccupation, son risque ? Le Syndicat des distributeurs indépendants a mis carte sur table pour ses 7es rencontres à Caen la Mer du 21 au 23 juin. Au centre de trois jours de rencontres conviviales, d’ateliers, de présentations de line-ups et de projections, le SDI et les exploitants ont montré leur volonté de mieux se connaître et de se soutenir dans la crise.
Dans le Calvados, entre Le Lux de Caen, exploité par Gautier Labrusse, et le Café des images d’Hérouville-Saint-Clair, géré par Elise Mignot, 200 professionnels se sont retrouvés autour du cinéma indépendant, soit deux fois plus que les éditions précédentes. Trente équipes de distribution, une centaine d’exploitants dont une belle représentation de cinémas normands, ainsi que les structures associatives comme le Scare, l’Acid, l’Afcae et Macao, (association de promotion du cinéma en Normandie) ont répondu à l’invitation du SDI, coprésidé par Étienne Ollagnier et Jane Roger.
Ateliers de travail
D’un côté, les participants ont assisté à quatre présentations proposées par les partenaires LuckyTime, Sonis, Blue Efficience et Cinego. De l’autre, le Café des indé : ces ateliers collaboratifs avaient comme consigne de proposer des actions concrètes autour de plusieurs thèmes tels que la data, le développement du cinéma en région, la problématique de la régulation de la programmation, le fonctionnement des cinémas associatifs et leurs bénévoles. Anne Pouliquen, l’organisatrice des rencontres, aura par la suite la mission de porter ces propositions afin qu’elles soient peut-être concrétisées par les syndicats ou associations.
« Distributeur indépendant : l’amour du risque »
Cette année, le syndicat a décidé de montrer, en toute transparence, les rouages financiers de la distribution indépendante. « Il nous semble important que nous comprenions chacun nos métiers, afin de mieux collaborer, surtout en ces temps difficiles », a expliqué Étienne Ollagnier au nom de Jour2Fête, en introduction de la table ronde, soulignant qu’un film sur deux était déficitaire avant la crise contre deux films sur trois, voire trois sur quatre aujourd’hui. Autour de lui, Jane Roger de JHR, Jean-Jacques Rue d’Urban Distribution, Timothée Donay des Alchimistes, Lucie Commiot de Condor et Vincent Paul-Boncour de Carlotta ont ainsi expliqué les rouages financiers ténus et sur-mesure de chacune de leurs sorties, qui représentent autant de cas particuliers.
« La spécificité de la période fait qu’il n’est pas évident d’évaluer la situation des films que nous défendons », a exprimé Jean-Jacques Rue d’Urban distribution. À l’heure où le marché est à -40 % et où seul un film par semaine tire son épingle du jeu, les charges, elles, sont restées les mêmes. Les MG (minimum garantis d’avances sur recettes payés au producteur ou au vendeur international) sont égaux, voire supérieurs à l’avant-crise. « Il y a une situation tragique, pour laquelle il faut se mettre autour de la table, quel que soit son corps de métier », a ajouté Jean-Jacques Rue. Pour Jane Roger, aujourd’hui les sociétés de distribution vivent encore grâce aux aides attribuées et aux PGE contractés ; « Nous sommes actuellement dans les réserves, mais le pire est à venir ». Néanmoins au SDI, « nous ne voulons pas être apparentés à des pleurnichards. Nous sommes très heureux de faire notre métier, d’avoir ce type de rencontre et souhaitons parler des films à succès, même si parfois il ne s’agit que d’un succès apparent », a ajouté la fondatrice de JHR Films. Depuis sept ans, la société distribue entre 7 et 10 films par an avec des dépenses de sorties entre 35 et 80 000 € et des recettes entre 8 000 et 40 000 €. Leur Algérie de Lina Soualem, sorti en octobre 2021 sur 33 copies et toujours en cours d’exploitation, totalise actuellement 27 000 tickets sur 226 salles, sachant que seuls 20 % des documentaires font plus de 20 000 entrées. Le distributeur n’a pas dû verser de MG, la contrepartie étant qu’il n’a pas pu bénéficier d’un agrément de production équivalent à 40 % des frais de sortie, ni d’agrément de distribution. Ainsi, sa sortie représentait une prise de risque importante au vu des investissements. La société a beaucoup travaillé le “hors média” mais aussi les partenariats, les associations et le ciblage des communautés, notamment via 19 avant-premières et 80 séances débat. Un travail minutieux et de longue haleine qui permet souvent de faire émerger des premiers films et des auteurs. « Le paradoxe étant que nous contribuons à rendre les suivants plus attractifs pour les producteurs, mais nous ne sommes pas sûrs de pouvoir les acheter. »
Ce constat fait écho également à l’histoire du film First Cow de Kelly Reichardt, distribué par Condor Films en octobre 2021 sur 64 copies pour aboutir à un total de 102 000 entrées sur 735 salles. Lucie Commiot est revenue sur l’aventure de l’acquisition du film de cette réalisatrice alors peu connue en France. Après des négociations auprès de la plateforme Mubi, le distributeur s’est attaqué au marché français pour bâtir la notoriété de la cinéaste , notamment au moment de la rétrospective du centre Pompidou, et à grand renfort d’animation et de tournées [voir Boxoffice Pro n°414]. La difficulté étant que les circuits ne souhaitaient pas sortir un film diffusé sur la plateforme en juillet. Néanmoins, First Cow a connu un joli succès dans les salles ayant accepté de le sortir. Sélectionné pour le festival Télérama, il a ensuite pu être exploité dans d’autres établissements, pourtant frileux au départ. Le prochain film de Kelly Reichardt a néanmoins été acheté par Diaphana pour un MG plus conséquent au grand regret de Condor. La directrice de la distribution a indiqué que les films américains affichent le potentiel de risque le plus élevé car ils ne peuvent bénéficier des aides à la diffusion française ou européenne.
Les mêmes problématiques apparaissent pour les films de répertoire et les distributeurs comme Carlotta, qui a dédié un cycle de six films à la réalisatrice nippone Kinuyo Tanaka afin de la faire découvrir au public français. « C’était une actrice vedette de l’âge d’or du cinéma japonais qui est ensuite passée derrière la caméra. Elle a fait six films que personne n’avait vu ni ne connaissait. Il a fallu trouver les quatre ayant-droits japonais différents et organiser avec eux le processus coûteux de restauration des films, notamment via les festivals internationaux, donnant droit à des aides », a détaillé Vincent Paul-Boncour. Ensuite, le distributeur a dû assurer le travail de sous-titrage, d’une grande exigence, puis de promotion avec la création de nouveaux éléments de communication, à l’instar d’une sortie classique, ou d’éditorialisation comme une collection exclusive de livres pour chaque film. Les frais de matériel se sont élevés de 5 000 à 6 000 € par œuvre. Le cycle cumule aujourd’hui 40 000 entrées, performance assez rare pour du patrimoine, avec l’aide sélective du CNC à hauteur de 258 000 €, l’ensemble n’ayant pas été éligible aux autres aides.
« L’idée de cette table ronde, c’est de voir notre interdépendance entre distributeurs et exploitants, qui croient en un film à un moment donné, et de dire que nous devons continuer à être dépendants joyeusement les uns des autres et à réfléchir ensemble au modèle » , a conclu Timothée Donay. Un modèle économique qui pousse inévitablement à imaginer d’autres sources de financement et de promotion des films.
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