Aux États-Unis, un cinéma animé par des adultes handicapés

Le Prospector, en centre-ville de Ridgefield (Connecticut), 25 000 habitants © Prospector Theatre/Doyle Coffin Architecture

« Je vous jure, je ne plaisante pas ! Tous les jours, quand je me balade en ville, quelqu’un que je ne connais pas vient me voir et me fait un câlin. » Valerie Jensen, qui dirige le Prospector à Ridgefield, Connecticut, s’est attirée l’attention de tous les États-Unis pour avoir embauché des dizaines d’adultes handicapés.

Valerie Jensen © Prospector Theater

« Souvent ils pleurent et me disent merci. » Il faut dire qu’avec ses cheveux rose pétant, Valerie Jensen ne passe pas inaperçue. « Je ne peux pas commettre un crime ou faire tout ce que je voudrais », s’amuse-t-elle. Après un reportage publié dans le New York Times et un autre diffusé sur NBC, un documentaire a été consacré au Prospector. Réalisé par Kevin Taherian, 25 Prospect Street suit la jeune femme dans la phase de transition du cinéma, depuis ses débuts de start-up jusqu’à la 1re année d’exploitation, ne manquant pas de capturer les quelques « gros ratés » de cette trépidante aventure. « Quatre ans plus tard, maintenant que tout se passe bien, je peux en rire – sans m’empêcher de me cacher les yeux quand je vois le film. Après tout, personne n’aime se voir à l’écran, surtout quand on fait des erreurs ! » Valerie Jensen a en effet décidé de se lancer un défi sans précédent : diriger un cinéma qui emploie une partie de la population généralement sous-employée. Selon les chiffres officiels, seuls 18,7 % des Américains handicapés ont un travail (contre 65,7 % des valides). Jusqu’ici, Valerie Jensen mène sa mission à bien ; 70 % des 120 employés du Prospector vivent avec un handicap, qu’il s’agisse de trisomie 21, d’autisme ou d’une maladie mentale incapacitante. Chacun n’est pas considéré comme un employé mais comme un Prospect et remplit des missions en accord avec ses capacités. Kristopher Mann, porte-parole non officiel des employés du Prospector et porteur d’une trisomie 21, reconnaît que travailler au cinéma lui a donné assez de confiance pour trouver un autre travail dans une pizzeria de la ville : « Travailler à la caisse du cinéma m’a convaincu que je pouvais faire la même chose ailleurs. J’ai même formé quelqu’un à la pizzeria. »

Équipe du cinéma : « Prospects » et cinéphiles © Prospector Theater

Gérer un cinéma de quatre salles et 120 employés n’est pas de tout repos. Les opérations financières (vente de billets, location…) ne rapportent que la moitié des besoins pour continuer  à tourner ; l’autre moitié provient de cadeaux, dons et subventions qu’il reçoit grâce à son statut d’association à but non lucratif. Plus qu’ailleurs, le Prospector peut ainsi embaucher davantage de gens qui vivraient difficilement autrement. « Beaucoup de nos Prospects sont capables de vivre seuls et de payer leurs factures sans l’aide du gouvernement. La fierté qu’ils ont de pouvoir se considérer comme des membres à part entière de la société est puissante et importante. J’espère que d’autres cinémas et d’autres entreprises envisageront de faire de même. »

Valerie Jensen, qui a grandi avec une sœur porteuse d’une trisomie 21, est investie d’une mission toute personnelle. Plus jeune, ses poings étaient ses armes contre l’ignorance. « Si je voyais des gens manquer de respect à Hope, je les frappais au visage. C’est ce que mes parents m’ont appris. Je pensais que c’était normal ! Avec le temps et à mon grand regret, j’ai réalisé que l’éducation était plus utile que la violence. »

La diversité des opportunités accessibles aux employés est peut-être ce qu’il y a de plus remarquable au Prospector. En plus des postes traditionnels à la caisse ou aux différents stands, les employés s’occupent également du jardinage, de la décoration et parfois même de la création de contenus diffusés avant la séance : des clips rappelant les règles du cinéma, de la publicité pour les stands… « Nous avons même créé un rap sur les technologies pour l’accessibilité », ajoute Valerie Jensen. « Je ne crois pas que vous verrez ça ailleurs ! »

Si la mission du Prospector attire un certain nombre de spectateurs, ce sont la propreté et la beauté du lieu, une ancienne banque entièrement rénovée, qui les font revenir. L’objectif avoué de Valerie Jensen : reproduire le glamour et le sens de l’accueil propres aux années 30 et 40 ; un désir parfaitement cohérent avec son envie de créer des emplois. « De nombreuses innovations permettent aujourd’hui aux exploitants et aux entreprises d’automatiser leurs opérations commerciales et de réduire leurs équipes. Ce que je veux, c’est exactement l’inverse. »

Alors que les emplois ouverts aux personnes en situation de handicap restent rares, Valerie Jensen a tenu à développer le cinéma autant que possible : « Nous ajoutons des postes et accordons des promotions pour créer de nouvelles opportunités et faire grandir nos employés. »

La mission du Prospector tient aussi à l’éducation de ses clients. « Beaucoup ont des stéréotypes sur ce à quoi devrait ressembler une personne handicapée. Ici, nous sommes en mesure de les défaire de leurs aprioris. » Le cinéma a accueilli plus de 550 000 spectateurs depuis son ouverture en novembre 2014.

Dans la pratique, le Prospector est un complexe de 2 420 m² et 4 salles (de 16 à 165 places), entièrement accessibles aux personnes à mobilité réduite. Des lunettes de sous-titrage et casques d’audiodescription sont disponibles pour tous les films en première exclusivité. Autre grande spécificité du lieu : chaque séance est présentée par un Prospect ! Enfin, cerise sur le gâteau, l’espace Heads Up café propose aux spectateurs thé, café, bière, vin et produits maison confectionnés par les Prospects.

Intérieur du cinéma © Prospector Theater/Doyle Coffin Architecture
Le Heads Up café accueille les spectateurs dans un décor de photos historiques… et sous un plafond constellé de pièces de monnaie. © Prospector Theater
Le Prospector, en centre-ville de Ridgefield (Connecticut), 25 000 habitants © Prospector Theatre/Doyle Coffin Architecture

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