20 ans… d’écologie

Juliette Vigoureux © DR

À l’occasion du 500e numéro – et des 20 ans d’existence – de Boxoffice Pro (ex-Côté Cinéma), la rédaction propose de replonger dans les évolutions de l’exploitation cinématographique de ces vingt dernières années, à travers la plume et la parole d’acteurs ou d’observateurs de la filière. Retour sur les mutations en matière d’écologie avec Juliette Vigoureux, consultante La Base et déléguée générale de Cut !. 

Dossier à retrouver en intégralité dans le Boxoffice Pro du 22 septembre 2025

« Le sujet écologique n’est plus réservé à quelques spécialistes, il s’ancre dans les pratiques quotidiennes » 
Juliette Vigoureux, consultante La Base et déléguée générale de Cut !

En 2019, quand je me suis penchée sur l’impact écologique des salles de cinéma, dans le cadre d’une recherche académique et en tant qu’observatrice, le sujet était encore largement invisible. J’ai interrogé des dizaines d’exploitants pour mon mémoire et me suis rendue compte que tous identifiaient un seul enjeu écologique majeur : celui des déchets. Une problématique réelle, mais traitée avant tout sous l’angle logistique. On parlait encore très peu d’énergie, de mobilité ou de ressources.

Des pionniers… et des chocs

Pourtant, certains pionniers avaient déjà ouvert la voie. Je pense par exemple à Marie-Christine Desandré à Châtellerault, présidente de Cinéo, ou à l’équipe d’Utopia Pont-Sainte-Marie dirigée par Anne Faucon. Leurs initiatives restaient isolées, un peu à contre-courant, sans relais institutionnels. Les grands circuits n’avaient pas de responsables développement durable ou RSE, et les débats professionnels abordaient très rarement le sujet. C’est dans ce contexte que j’ai créé La Base, une structure dédiée à l’accompagnement des organisations culturelles dans leur transition écologique. Cela m’a permis d’observer, aux côtés des exploitants comme des institutions, comment un sujet jusque-là marginal pouvait peu à peu s’imposer.

Puis sont arrivés des chocs extérieurs. Pendant le Covid, beaucoup d’exploitants ont découvert que leurs factures d’électricité restaient élevées malgré les salles fermées : une prise de conscience brutale. La crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine a ensuite fait exploser les coûts de fonctionnement, rendant la question énergétique impossible à ignorer. La FNCF a alors publié, en septembre 2022, une charte de sobriété énergétique : premier signe d’une prise en compte collective.

Une dynamique qui s’accélère

Dans ce contexte, Cinéo a joué un rôle clé. Créé en 2009, le groupement s’est toujours montré attentif aux questions de transition, sous l’impulsion de sa présidente. En 2021, Cinéo a décidé de franchir un cap en créant une équipe spécifiquement dédiée à la transition écologique, que j’ai le plaisir d’accompagner via La Base. Notre premier acte a été la rédaction d’une charte, adoptée et reconnue par de nombreux acteurs, y compris le CNC. C’était le début d’une dynamique structurée, et surtout d’une logique de coopération : sur ce sujet, plus que sur d’autres, il ne s’agit pas de se distinguer les uns des autres, mais de travailler ensemble, en dépassant parfois les réflexes de compétition qui traversent notre secteur.

2021 est d’ailleurs une date charnière. Le CNC a lancé son Plan Action !, posant pour la première fois ces enjeux comme une priorité stratégique à l’échelle nationale. Le Shift Project publiait la même année “Décarbonons la culture”, rapport qui a marqué les esprits bien au-delà du cinéma. Et les médias commençaient à s’en saisir, comme en témoigne une émission de France Inter où j’ai eu l’occasion de débattre avec un spécialiste des mobilités. On sentait qu’un basculement était en cours.

Depuis, les jalons se sont multipliés. L’association CUT ! Cinéma Uni pour la Transition, collectif d’artistes engagé pour la transition, a vu le jour en 2023. La FNCF a créé une commission écologie des cinémas et développé un générateur de feuilles de route. Le CNC a lancé en 2024 une formation gratuite à destination de tous les exploitants, développée collectivement avec Cinéo, l’ADRC et La Base. En 2024, l’éco-conditionnalité des aides à la production est entrée en vigueur. Et il y a quelques mois, une étape supplémentaire est venue confirmer l’ancrage du sujet dans la durée : la création de la prime RSE+ de 28 000 €, automatique pour les films respectant un référentiel de production responsable.

Mesurer pour mieux agir

Du côté de l’exploitation, Cinéo, lauréat de France 2030, porte un projet ambitieux, construit collectivement avec ses adhérents, visant à élaborer un modèle soutenable de salles de cinéma. C’est dans ce cadre que les résultats des premiers bilans carbone sectoriels sont publiés à l’occasion de ce Congrès, permettant à l’ensemble des exploitants de mieux comprendre leur empreinte. Ces données ont directement nourri le développement du calculateur carbone CoUnT, présenté ici même : un outil inédit, développé dans une logique d’intérêt général et mis à disposition de toutes les salles.

En parallèle, des outils pédagogiques se sont largement diffusés. La Fresque du Film, que nous avons créée pour sensibiliser les professionnels de manière collaborative, a rencontré un succès considérable dans l’exploitation et commence désormais à se développer à l’international. C’est un signe fort : le sujet n’est plus réservé à quelques spécialistes, il s’ancre dans les pratiques quotidiennes.

Il reste des différences de rythme, bien sûr. Les indépendants et les grands circuits n’avancent pas toujours au même pas, et la localisation des salles joue aussi un rôle : en zone rurale, la dépendance à la mobilité carbonée pose d’autres défis qu’en centre-ville. Ce qui est significatif, c’est que tous les maillons de la filière se sont dotés de commissions ou de groupes de travail, des distributeurs aux exploitants, en passant par des associations spécialisées comme Ecoprod. Et au niveau européen, l’Unic regarde avec beaucoup d’attention ce que nous faisons en France.

Changement de paradigme

Vingt ans après, le paysage a profondément changé. Le sujet écologique n’est pas encore stratégique pour tout le monde – et ce n’est pas grave. Peu importe la porte d’entrée, qu’elle soit économique (réduction des charges), logistique (gestion des déchets) ou réglementaire : l’essentiel est d’avoir mis le pied à l’étrier. C’est aussi ce que j’observe au quotidien avec La Base : la transition écologique n’est pas un luxe, c’est une condition de résilience et d’indépendance pour les salles de cinéma et une chance de renforcer leur avenir, aujourd’hui fragilisées économiquement.

Je reste profondément optimiste. Car en cinq ans à peine, la filière a accompli un chemin considérable. Cette dynamique est aujourd’hui particulièrement vive : entre les politiques publiques ambitieuses du CNC, la mobilisation croissante des exploitants, et la mise en place d’outils communs (calculateurs, formations, chartes, etc.), on observe un véritable changement d’échelle. Et beaucoup de ces ressources sont accessibles gratuitement. Parce que nous croyons à la pérennité de la salle de cinéma, et parce que je l’observe chaque jour avec mon équipe à La Base, je suis convaincue de l’urgence à prendre ce virage. La bonne nouvelle, c’est que nous avons désormais toutes les cartes en main. À condition de continuer à coopérer : la transition écologique est l’occasion rare de dépasser les logiques concurrentielles pour construire, ensemble, la salle de demain.

Alors si l’on prend un peu de recul sur ces vingt dernières années, le saut est immense : d’un sujet invisible à une dynamique désormais installée. Le défi des vingt prochaines sera de transformer l’essai : consolider ce virage écologique et le mettre au service de la soutenabilité, de l’attractivité et du rayonnement des salles de cinéma.

Juliette Vigoureux

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Juliette Vigoureux © DR

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