Seize ans après le début d’un chantier pharaonique, La Première époque de la restauration du Napoléon vu par Abel Gance a été projetée en ouverture de Cannes Classics ; un événement qui n’aurait été possible sans le dévouement de Georges Mourier et ses équipes, chargés par la Cinémathèque française en 2007 de faire la lumière sur l’imbroglio autour des versions de ce chef d’œuvre du cinéma muet.
La grande histoire du Napoléon vu par Abel Gance, jalonnée par les évolutions techniques et les reconstructions de tous horizons, traverse un nouvel âge au sortir du Festival de Cannes, où La Première Époque fut projetée à l’occasion d’une avant-première mondiale, en ouverture de Cannes Classics. L’intégralité de cet édifice patrimonial sera dévoilée sous les formes d’un ciné-concert symphonique, les 4 et 5 juillet prochains, dans l’écrin de la Seine Musicale, où plus de 250 musiciens interpréteront les compositions de Simon Cloquet-Lafollye.
Seize ans de sueur, de larmes et de pugnacité auront été nécessaires pour reconstruire l’épopée cinématographique muette du petit caporal, de son enfance à la campagne italienne, dans sa « Grand Version », ainsi baptisée par Gance lui-même. « Au début, une première version de quatre heures avec triptyques est projetée à l’Opéra Garnier en avril 1927, puis, un mois plus tard, deux projections d’une version plus longue du film (9h30) sans triptyque, réservées uniquement à la presse et aux exploitants, ont lieu au cinéma Apollo », expliquait alors le réalisateur et admirateur de l’œuvre, Georges Mourier, en charge de l’expertise et de la restauration par la Cinémathèque française, lors d’une conférence dans le cadre des Rencontres Patrimoine/Répertoire de l’Afcae, le 27 mars dernier. Depuis 2007, lui et son équipe courent après les bobines enfouies et dispersées à travers le monde pour restituer cette version dite “définitive” ; un montage resserré de sept heures de la version “Apollo” avec triptyques, qui comprenait « les choix artistiques les plus audacieux de Gance ».
Pléthore de versions
La quête s’est avérée des plus complexes pour de multiples raisons, à commencer par les mutilations, ajustements et remontages auxquels le film a été soumis au cours de son histoire, et ce, dès son acquisition en 1927 par la Metro-Goldwyn-Mayer pour une distribution internationale, qui réduira sa durée à 1h46. En 1935, dans le sillage de l’avènement du parlant, Abel Gance décide de réaliser une première version sonore, Napoléon Bonaparte, avec de nouvelles scènes et des parties muettes post-synchronisées : « Ce n’est pas un film muet avec de la parole dessus, mais un tout nouveau film. Les flashbacks sont constitués par les extraits du film de 1927 ; c’est à ce moment que Gance commence à couper dans les négatifs originaux », expose Georges Mourier, alors qu’une seconde version sonore, nommée Bonaparte et la Révolution, voit le jour en 1971 sous l’impulsion de Claude Lelouch, avec des fragments de scènes tournées en 1935 et 1927.
À ces nouvelles réalisations, et donc découpages du réalisateur, s’ajoutent les premiers grands travaux de restauration, dont Henri Langlois et Marie Epstein furent les pionniers entre 1953 et 1959. « Ils vont réussir à sauvegarder, acquérir de plein droit et contretyper plus de 40 boîtes des versions “Opéra” et “Apollo”, qui vont plus ou moins servir d’axes pour les restaurations ultérieures. ». Bambi Ballard, déjà sous la houlette de la Cinémathèque française, s’attellera à la tâche en 1992, au même titre que Kevin Brownlow, qui présentera une version restaurée par trois fois (1979, 1982 et 2000). Mais face à cette myriade de regards sur l’œuvre, germés en l’espace de neuf décennies, quelle version choisir ? « En 2007, il y a 22 versions répertoriées, mais aucune copie “officielle” de Napoléon. La Cinémathèque arrête alors toute diffusion, et je suis chargé d’ouvrir les boîtes de bobines et d’expertiser les différentes versions », relate le directeur de la restauration. Ces boîtes, l’institution en possède 300, auxquelles vont se greffer celles des collections du CNC, également au nombre de 300, et des centaines d’autres issues de la salle de montage d’Abel Gance, qui n’avaient encore jamais servi à aucune restauration précédente. L’expertise, qui devait alors durer trois mois, s’est terminée en 2009.
100 000 mètres de films plus tard
Désormais, l’objectif est de déterminer quelle collure a été réalisée par qui, et à partir de quel matériel. Le travail est d’autant plus titanesque qu’elles sont morcelées par les multiples destinées des films d’autrefois, qui ont subi restaurations et collures sauvages de distributeurs ou de censeurs. L’archivage des notes de Gance révèle miraculeusement le séquencier d’Apollo, soit la succession de toutes les séquences de la version avec leur métrage. À la faveur de la numérisation et du visionnage simultané des copies, George Mourier et son assistante Laure Marchaut reconstruisent les deux versions et découvrent, avec stupéfaction, que des images de séquences similaires ne sont pas les mêmes en fonction des copies : « Le négatif Opéra avait des choix artistiques différents du négatif Apollo ; le traitement dramaturgique, les choix de cadrage, les mouvements de caméra et de surimpression n’étaient pas de les mêmes. Ce qui s’est passé, c’est que toutes ces personnes mobilisées dans les restaurations précédentes, avaient mélangé indistinctement les deux versions », relate le spécialiste. En d’autres termes, aucune restauration proposée jusqu’ici ne respectait complètement le film d’Abel Gance. S’ensuit alors une chasse à travers le monde des morceaux de pellicule, de Rome à Belgrade, en passant par New-York, le Luxembourg et la Corse, pour reconstituer, ne cesserait-ce que quelques millisecondes, l’œuvre référence. « Dans les manchettes, la partie entre le bord de l’image et les perforations de la pellicule, les monteuses négatives avaient l’habitude de mettre leurs instructions, et notamment les numéros de plans, qui nous permettaient ainsi d’avoir la trace du processus de fabrication. »
100 000 mètres de film expertisés plus tard, la Cathédrale de Lumière – ainsi appelée par Gance – commence à se dresser, Georges Mourier œuvrant à partir de 15 sources différentes. Le chantier de la reconstruction laisse peu à peu place à celui de la restauration, orchestrée, d’une part, par les laboratoires spécialisés Éclair, qui, via le Nitroscan, transforment les fichiers basse définition en 4K, de l’autre, par plusieurs ingénieurs chargés d’homogénéiser les textures et restituer les teintages, à savoir les couleurs appliquées à l’époque du noir et blanc sur les pellicules.
Pour enfin rester conforme et respectueux aux vœux de Gance, un accompagnement musical a été aménagé, puisque le Napoléon vu par Abel Gance ne disposait pas de partition originale. L’Orchestre national de France et philharmonique, ainsi que le Chœur et la Maîtrise de Radio France, interpréteront une partition de 3 000 pages, créée par le compositeur franco-américain Simon Cloquet-Lafollye, à l’occasion du ciné-concert du mois de juillet. Il sortira ultérieurement dans les salles françaises et sera diffusé sur France Télévisions et Netflix, qui a contribué aux frais de restauration. Presque 100 ans après sa projection au cinéma Apollo, la cathédrale est achevée.
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