INTERVIEW – Alors qu’ils viennent d’inaugurer leur nouveau concept-store au cœur du MK2 Bibliothèque, Nathanaël et Elisha Karmitz, respectivement président du directoire et directeur général, partagent leurs ambitions : développement du parc de salles en France et essor à l’international. Sans oublier la VR et les débats qui agitent la profession depuis plusieurs semaines.
BoxOffice : Tout d’abord, pourquoi avoir changé votre boutique du MK2 Bibliothèque ?
Elisha Karmitz : Il y a toujours eu des boutiques dans ce cinéma qui a aujourd’hui 15 ans. À l’époque, nous vendions des DVD, et on nous traitait de fous en prétextant que les gens qui les achetaient n’iraient plus au cinéma. Mais nous sommes dans un quartier qui bouge et le MK2 Bibliothèque, devenu la 3e salle de Paris et la 4e de France, a toujours été tourné vers l’innovation et la mutation de ses espaces. Avec le nouveau concept-store, c’est l’ensemble de l’expérience client qui change. C’est une manière pour ce cinéma de rester avant-gardiste et de continuer à conquérir son public. Et plus généralement, d’enrichir l’expérience spectateur avant et après la séance.
Quid de l’expérience en salle ?
E.K. : Avoir accès, dans une salle de cinéma, aux meilleures technologies de son et de projection, ce n’est pas un élément marketing par rapport à nos concurrents, mais la base de notre travail d’exploitant. Nous proposons donc des projections laser, du Dolby Surround 7.1, même si ce n’est pas ce qui est écrit en gros quand vous arrivez dans la salle. Si vous allez au cinéma, c’est bien parce qu’il englobe tout ça. Pour nous, le fauteuil est au cœur de l’expérience, et le MK2 Bibliothèque s’est distingué avec ses sièges uniques au monde, les Loveseats signés Martin Székely, largement copiés depuis. Pour ce qui est de la 4DX ou ICE, nous n’avons pas souhaité les installer car nous ne pensons pas que notre public soit en attente de ces technologies à moyen terme. Nous sommes toujours à l’affût et à la recherche des technologies de demain, mais les expériences immersives se portent pour nous en dehors de la salle, avec la réalité virtuelle.
Justement, où en est votre développement de la VR ?
E.K. : Nous allons implanter d’autres stands de VR à partir du premier semestre 2019, mais en prenant un coup d’avance sur ce qui va être l’avenir de cette technologie. Nous ne voulons pas dupliquer notre modèle, mais trouver des concepts disruptifs. En 2018, nous avons équipé des clients dans le monde entier : Nordisk Films à Oslo et Copenhague, Arvore au Brésil, qui a ouvert une salle à São Paulo et a prévu d’en ouvrir 6 autres avec notre matériel. Nous avons signé des partenariats avec des exploitants à Singapour, en Serbie. Pour la France, nos clients sont surtout les institutions culturelles (BnF, musées) mais pas les exploitants de cinéma pour l’instant, même si nous serions ravis de travailler avec eux. Concernant Ymagis, nous sommes en concurrence directe, même s’ils n’en sont qu’à l’ouverture de leur premier site, alors que nous avons des centaines d’unités à travers le monde, réparties sur quasiment 10 pays. Mais plus il y a de concurrents dans la VR, plus elle se développe et plus il y a de demande. La concurrence nous rend meilleurs.
Un petit mot sur vos salles parisiennes ?
E.K. : Presque toutes nos salles ont été rénovées et améliorées ces 3 dernières années. On le voit dans nos entrées, nos gains de part de marché sur les 5 dernières années. Seul le MK2 Gambetta, qui est d’ailleurs en augmentation en termes d’entrées, n’a pas été rénové. Nous avons des idées, des projets, mais rien de décidé. Il y a la réouverture du MK2 Nation courant 2019 avec un passage de 4 à 6 salles, un hôtel de 37 chambres que nous allons nous-mêmes exploiter, et un toit-terrasse sur lequel il y aura une salle de cinéma en plein air.
Parmi vos projets, il y a le MK2 Champs-Elysées à la place de l’UGC George V…
Nathanaël Karmitz : Les permis de construire et les CDACi ont été délivrés donc cela va se mettre en place, mais l’inauguration ne sera pas avant 2023. E.K. : . Nous ferons quelque chose qui sera à la hauteur des lieux*. Avec la mairie de Paris, nous voulons que les Parisiens se réapproprient les Champs via la culture. Et ce n’est pas avec une salle classique que nous allons les faire revenir, ni en ne s’adressant qu’aux Parisiens que nous en ferons un succès. Il faut innover car si nous n’avons pas d’idées pour le cinéma de demain, personne ne l’inventera à notre place.
Comment évolue le dossier de Schiltigheim au nord de Strasbourg ?
E.K. : Nous allons ouvrir un complexe [9 salles pour 1 400 fauteuils, ndlr] dans l’ancienne usine Fisher, pour fin 2020-début 2021. Les technologies immersives seront présentes dans le concept ; nous sommes dans un bâtiment classé donc nous serons respectueux de son histoire. C’est une grande surface industrielle qui va revivre grâce à la culture. Nous voulons faire un beau cinéma, dans lequel les espaces de restauration seront importants, pour créer un lieu de vie agréable. Il y aura une librairie, des produits culturels qui seront une valeur ajoutée dans le quartier.
N.K. : La situation est inédite car un accord, via un GIE, entre un indépendant, Stéphane Libs, et un groupe comme le nôtre est une première, et va dans le sens des recommandations du rapport de Jean-Marie Dura sur la salle innovante. Nous cherchons à être innovants dans les accords et dans les personnes avec lesquelles nous travaillons car nous sommes dans un métier de proximité.
Récemment, vous avez aussi eu des bonnes nouvelles sur le projet en Nouvelle-Calédonie ?
N.K. : L’agrément de défiscalisation a été accordé, donc les travaux vont pouvoir démarrer. Le cas de Dumbéa est particulier : il s’agit de la France “éloignée”, donc la franchise est la meilleure option. Le projet est porté par Philippe Aigle, ancien directeur général de MK2, qui connaît bien le territoire. Cette ouverture correspond à des enjeux d’urbanisme, sociaux et culturels qui nous semblaient intéressants à relever pour promouvoir une autre idée du cinéma. La programmation se fait à Paris. La Nouvelle-Calédonie est une île où il y a un fort monopole de Nouméa et où la diversité cinématographique n’est pas la plus vivace. Construire un complexe à Dumbéa permettra de participer à la croissance démographique et économique de la ville.
Avez-vous d’autres ambitions nationales en dehors de Paris ?
E.K. : Si de belles opportunités se présentent, si notre implantation a du sens, si nous pouvons faire des choses qui soient hors du commun, oui. Nous regardons projet par projet, mais nous n’avons pas d’objectifs définis d’ouverture de salles en région sur une période donnée. Nous ne voulons pas empiler des salles les unes sur les autres.
N.K. : Nous n’avons jamais eu de stratégie nationale sur les salles de cinéma car nous considérons que les exploitants font très bien leur travail en région. Marseille était l’autre ville que nous regardions après la capitale car elle méritait d’être mieux équipée qu’elle ne l’est aujourd’hui en termes d’offres.
E.K. : Ce n’est pas la responsabilité des exploitants si le cinéma à Marseille en est là aujourd’hui, mais celle des Marseillais et de leurs pouvoirs publics. Nous avions un projet pour la Canebière, fait par un enfant du pays, Ora-ïto, l’un des plus grands designers mondiaux. Beaucoup de gens ont essayé de monter des projets là-bas et c’est le seul endroit au monde où ça n’aboutit jamais. Ça nous a donc beaucoup refroidis : nous aimons aussi “nous sentir désirés” !
Quelle est votre stratégie pour l’international ?
E.K. : Nous voulons grossir en Europe, notamment en Espagne. Nous sommes aussi intéressés par le Portugal et l’Allemagne ; l’implantation en Alsace va dans ce sens, pour toucher un public allemand.
N.K. : Nous voyons Strasbourg [le cinéma sera à Schiltigheim, ndlr] comme capitale de l’Europe, donc comme faisant partie de notre stratégie européenne.
E.K. : Avant, la dorsale européenne s’étendait de Londres à Milan et l’axe économique européen était sur cette zone. Aujourd’hui, avec le Brexit, les choses ont bougé. D’est en ouest, il y a une logique économique plus forte. Nous sommes implantés à Madrid jusqu’à Séville, Cordoue, donc nous tirons à l’ouest. Avec Schiltigheim, nous tirons vers l’est. C’est une conception moderne des flux, de l’Europe, et nous voulons nous inscrire dans cette dynamique.
N.K. : Avec la mondialisation et le fait que les salles ont besoin de se transformer, nous pensons avoir notre mot à dire. En développant nos salles au niveau européen et international, nous allons créer un écosystème économique pour le type de cinéma que l’on aime et souhaite défendre.
E.K. : Sur les rachats de salles, il faut que les opportunités se présentent. Nous n’avons pas d’objectifs de rachat de réseaux et si nous avons la possibilité de rénover ou de construire, nous le faisons.
Quel est votre bilan en Espagne, où vous possédez 14 salles via Cine/Sur ?
E.K. : Il est positif, avec un marché qui a retrouvé une belle dynamique. Nous essayons d’apporter les grands marqueurs de MK2 : la VO, les avant-premières, le cinéma d’auteur et les événements dans les salles. À force de travail et de médiation auprès du public, la greffe prend. 2 de nos salles sont désormais dans le top 5 espagnol en termes de fréquentation.
Et à propos du Canada ?
E.K. : Le Québec est un territoire important, où vivent 400 000 Français, où il nous semble intéressant de développer des salles. Malheureusement, le projet du Quartier latin de Montréal (17 salles) n’a pas abouti. Nous avions signé un accord sur le bail avec le gérant Cineplex, mais le tribunal l’a annulé, considérant que Cineplex avait le droit de faire une proposition au moins équivalente à la nôtre, donc de conserver son bail. Mais nous ne désespérons pas et aurons à nouveau une discussion.
C’est un peu votre identité, mais est-ce que vous souhaitez que toutes vos salles soient labellisées Art et Essai ?
N.K. : Les subventions nous importent peu. MK2 est le réseau le plus Art et Essai du monde, avec les meilleurs taux mondiaux de séances Art et Essai et Recherche. Le label fait partie de notre identité, nous ne programmons pas en essayant de l’obtenir. Mais si nous y avons droit, il n’y a pas de raison que nous le refusions. Ce que nous remettons en questions, c’est le fonctionnement même de l’Art et Essai. Il faut une réforme politique et non administrative, et pour l’instant il n’y en a pas le début du commencement.
En parlant de réforme, que pensez-vous de celle de la chronologie des médias ?
E.K. : Je n’ai pas l’impression que l’ensemble du secteur soit satisfait par la réforme. La vitalité du cinéma français réside dans sa forte production, qui en fait l’une des premières industries mondiales, là où les autres pays d’Europe ont quasiment disparu de la carte. Il faut la défendre. C’est une question politique, de soft power, d’influence. Il faut avoir une réflexion à moyen terme, au niveau européen et obtenir la garantie du respect des équilibres tout en ayant conscience des nouveaux acteurs. Il y a trop de visions caricaturales qui finissent par servir le discours de Netflix en le polarisant dans un conflit avec le cinéma.
Netflix, vous le voyez comme une opportunité ou un danger ?
E.K. : Nous ne nous sentons pas mis en danger par Netflix. C’est un danger pour la télévision, car il produit des téléfilms. L’enjeu de discussion est là. 2017 a été un record de fréquentation alors même qu’Okja n’a pas été diffusé dans les cinémas. Nous avons bien entendu envie d’avoir les meilleurs films dans nos salles, et je pense que les réalisateurs font leurs films pour le grand écran. Mais Netflix est désormais un acteur de notre monde, qui apporte de la valeur ajoutée.
N.K. : Nous pourrons commencer les discussions quand nous jouerons avec les mêmes règles, que nous paierons les mêmes impôts. Netflix a un comportement prédateur. On hurlait il y 15 ans avec Patrick Le Lay (TF1) qui disait “vendre du temps de cerveau disponible”. Aujourd’hui, le patron de Netflix assume que son principal concurrent soit “le sommeil” de ses utilisateurs et tout le monde trouve ça normal. Mais les plateformes qui jouent le jeu sont évidemment les bienvenues et ne sont pas une menace.
*C’est un cinéma “dernière génération” qu’envisage MK2, avec 8 salles modulables dont certaines en VR, des écrans mobiles, des séances privées à la demande et un rooftop.
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