INTERVIEW – Depuis Le Sixième sens il y a vingt ans, M. Night Shyamalan offre aux spectateurs du monde entier des expériences cinématographiques mémorables. Sa faculté à combiner grands frissons, rires et intrigues avec de la profondeur lui permet aujourd’hui d’être l’un des réalisateurs les plus importants de la pop culture. Avec Glass, Shyamalan clôt sa trilogie commencée en 2000 par Incassable – que Tarantino qualifie de plus grand film de super-héros des temps modernes – et réunit trois de ses personnages les plus mémorables : le méchant Elijah Price (Samuel L. Jackson), l’héroïque David Dunn (Bruce Willis) et Kevin Wendell Crumb (James McAvoy), un homme souffrant d’un trouble de la personnalité multiple devenu méchant malgré lui.
Quel est le premier film que vous avez vu au cinéma ?
Star Wars. S’il y a eu un film avant, alors Star Wars l’a effacé de ma mémoire à long terme. Star Wars a marqué ma famille. Quand nous sommes sortis de la salle et que nous sommes remontés en voiture, mes parents, ma sœur aînée et moi, je me suis assis sur le siège avant et j’ai dit à ma sœur de se taire. Je ne voulais pas sortir de cette expérience si profonde. Elle a répondu, comme une ado : “Tu es trop bizarre”. Pour la première fois, je ressentais une émotion quasi religieuse et un fort sens de la communauté. Je me souviens de la foule applaudissant Luke quand il laisse tomber la bombe à proton dans l’Étoile de la mort et la fait exploser. Je me souviens avoir applaudi Han Solo lorsqu’il est apparu à l’image, et l’excitation du groupe est toujours aussi présente. Ce souvenir est resté.
Y a-t-il eu une séance particulière qui vous a encouragé à devenir réalisateur ?
Probablement Les Aventuriers de l’arche perdue. J’avais 12 ans et j’ai dû m’asseoir seul car la salle était pleine. C’est un ami qui m’avait forcé à venir… Je ne connaissais même pas l’histoire. J’étais terrifié. Je n’étais qu’un petit garçon indien et maigrichon, et les gens à côté desquels j’étais assis ont été assez gentils pour me donner du pop-corn et un soda. Je me rappelle avoir vu le logo de la montagne [de Paramount, ndlr] se transformer en une vraie montagne, et d’avoir été transporté par le mélange d’aventure et de comédie. Je me trouvais dans un immense cinéma, le Narberth Theater [en Pennsylvanie], une salle splendide et un lieu historique qui ressemblait alors à un opéra. Je ne sais même pas quelle était la capacité de la salle, peut-être 600, 700, 800 places. C’était une expérience incroyable de voir tout le monde faire la queue, trépigner d’impatience, toute cette joie était fantastique. En rentrant chez moi, j’ai commencé à imaginer des histoires et j’ai emprunté la caméra de mon père.
La trilogie formée par Incassable, Split et Glass a-t-elle été inspirée par certains films en particulier ? Ont-ils pour origine des films que vous avez regardé quand vous étiez adolescent ou jeune adulte ?
Cela remonte au moment où j’ai fréquenté plus assidûment les salles de cinéma et commencé à regarder des films étrangers, indépendants – je me rendais aussi bien au multiplexe que dans des salles art et essai. J’ai décidé de devenir réalisateur très jeune. Quand j’avais 14 ans, aller au cinéma était une expérience aussi bien formatrice que viscérale et amusante. Je peux me rappeler de pratiquement tous les films que j’ai vus et où je les ai vus.
Quand j’étais au lycée, j’ai vu Liaison fatale. Le cinéma était plein au point que certains s’asseyaient sur les marches, ce qui était illégal bien sûr. Tout le lycée était là, y compris une fille que j’aimais bien, et tout le monde rugissait, hurlait, applaudissait. À la fin, quand les lumières se sont rallumées, cette fille s’est penchée vers moi et m’a dit : “Tu ferais bien de faire des films comme ça”, et j’ai hoché la tête et répondu : “Je vais y arriver, ça oui.”
Revenons-en au Sixième sens, un film qui a touché un énorme public. Vous êtes-vous dit à ce moment-là : “J’y suis arrivé, j’ai tenu la promesse que j’ai faite quand j’étais enfant.” ?
Regarder mes propres films me terrifie. À l’époque, je pouvais m’installer n’importe où dans la salle et entendre le public. Un jour, j’étais installé à côté d’un garçon qui était avec une fille. Il n’arrêtait pas de faire des commentaires sarcastiques et de jouer les Monsieur je-sais-tout. À mesure que le film avançait, il parlait de moins en moins et a fini par se taire. Le langage de son corps montrait clairement qu’il était ravi de ce qu’il voyait. Je pouvais sentir les spectateurs ne faire qu’un. Il n’était plus un simple individu mais faisait partie d’un tout ; à la fin, il a dit à sa petite amie : “C’était incroyable”, avec une pointe d’admiration. C’était extraordinaire d’assister à ça, c’est exactement ce pour quoi sont faites les salles de cinéma.
Avant la sortie d’un film, il faut garder de nombreux secrets. Organisez-vous les projections de manière traditionnelle ou êtes-vous plus sélectif pour limiter les retours pendant le montage et la finalisation du film ?
On a dépassé cette période où Internet décollait et il était très dangereux d’organiser des projections. Maintenant, on peut prendre toutes sortes de précautions. Des lunettes à vision infrarouge permettent de savoir si quelqu’un enregistre avec son téléphone, et tout le monde doit signer des accords de non-divulgation. On sait tout sur ceux qui assistent à des projections privées, on connaît leur mail, on prend des photos… Ces projections restent importantes car j’ai besoin de voir le film projeté en salle, devant un public. Nous réussissons à préserver les secrets qui doivent l’être tout en conservant l’intégrité des œuvres lors de leur conception.
Le public de festivals semble maîtriser ces codes. Vous avez projeté Split au Fantastic Fest d’Austin (Texas), et pourtant je n’ai entendu aucune fuite sur la grande révélation de la fin. C’était assez incroyable.
Oui, ça l’était. Nous l’avons projeté quatre mois avant la sortie et nous n’avions aucune garantie que le public tienne sa langue. Les festivaliers ont été incroyablement généreux et bienveillants. Ils voulaient préserver l’expérience de chacun en gardant pour eux ce qu’ils savaient. Deux mois plus tard, lors de la projection de l’AFI Fest [American Film Institute Festival, ndlr], les festivaliers ont à nouveau préservé le film ; je n’ai vraiment eu que des expériences mémorables avec les spectateurs dans les salles de cinéma.
Parlons maintenant industrie… Glass est un gros blockbuster et vient tout juste de sortir, et vous préparez actuellement une série pour Apple. Trouvez-vous injuste que les salles et le streaming soient mis en concurrence alors qu’ils proposent des expériences complètement différentes pour les spectateurs ?
Je suis un grand défenseur de cette question. Ce sont deux formes d’art complètement différentes. Le meilleur épisode d’une série télévisée ne fonctionnera de la même manière dans une salle de cinéma, où les gens sont sortis de chez eux et ont payé leur place. La salle de cinéma induit une plus grande implication. On ne peut pas être sur son téléphone, parler à son voisin, on y consacre pleinement sa soirée et on ne choisit pas de mettre en pause ni de l’heure à laquelle le film commence. Le streaming est aussi un art merveilleux – ce n’est juste pas la même chose qu’une salle de cinéma. Créer pour la salle est ce que je fais principalement. Les deux n’ont rien à voir.
Vous êtes très impliqué dans le business autour de vos films, en particulier les derniers dont vous possédez tous les droits. Pensez-vous que le prestige d’une importante sortie en salles aide à vendre le film sur les plateformes de streaming ou à la sortie DVD et Blu-ray ?
À 100 %. Aucun film produit par les sites de streaming n’a véritablement marqué les esprits ; en ce qui concerne les séries, il y en a quelques-unes : House of Cards, Stranger Things… Bien sûr, il y en a aussi une centaine d’autres dont nous n’avons même pas entendu parler. Pour être dans l’air du temps, la salle de cinéma est indispensable. Cela est dû à ce lien profond qui unit les spectateurs à ceux qui racontent les histoires. Le public s’attend à découvrir ce qui se fait de mieux au monde en matière de divertissement et à voir sa vie jalonnée de grands films. Les films qui nous changent deviennent une partie de notre culture. C’est ce type d’expérience que l’on recherche au cinéma.
La différence principale entre le cinéma et le streaming est le fait de regarder un film avec des inconnus ou d’en faire une expérience solitaire. Quand on regarde un film seul – ou en couple – chez soi, on y applique sa vision du monde figée, avec ses préjugés, sans nuance. Quand on le regarde avec 400 inconnus, dont une jolie fille dans un coin, un vieux monsieur plus loin, un Hispanique ailleurs, chacun apporte sa vision du monde et influe sur notre visionnage. Le plus important pour moi quand je vais au cinéma, c’est de me sentir différent et de faire partie d’un groupe – de devenir le groupe. Ce n’est pas rien, c’est une manière de se connecter les uns aux autres. Il y a un million d’études sur les bénéfices des expériences en groupes. Notre monde devient plus solitaire et nous vivons moins avec le regard des autres.
Je suis ravi que vous évoquiez l’importance d’un public diversifié. Le box-office a considérablement augmenté depuis la sortie d’Incassable en 2000. Qu’est-ce que ça vous fait de voir le nombre de vos spectateurs grandir si rapidement ?
C’est génial. Je suis immigré, donc voir l’expérience de la salle de cinéma se développer dans tous les pays est une victoire en tant que réalisateur et pour la culture. Quand on fait l’expérience d’un film ensemble, cela nous rapproche car on vit les mêmes choses. On se rappelle tous avoir assisté à cette projection de Jurassic Park à minuit le jour de sa sortie ! Vous pouvez le voir, raconter des histoires pour le cinéma est toute ma vie, je prends ça très au sérieux. Quand je fais la promotion d’un film, je dis toujours que si les gens se retrouvent le lundi à la machine à café et disent qu’ils n’aiment pas un certain genre de film, j’ai échoué. Pour moi, chaque film a sa raison d’être dans une salle.
Partager cet article