Thierry Frémaux : « Quand Lumière invente le cinéma, il invente la salle de cinéma »

© Jean-Louis Hupe

Invité au colloque de l’AFCAE, le délégué général du Festival de Cannes, directeur de l’Institut Lumière et réalisateur de deux films sur les frères Lumière revient sur les évolutions majeures de la salle de cinéma qui fête ce 28 décembre ses 130 ans, dans un contexte délicat qui n’empêche pas l’optimisme d’un futur lumineux.

130 ans après l’invention du cinéma par les frères Lumière, où en sommes-nous avec la salle ?

Si nous avons célébré les frères Lumière à de nombreuses reprises en insistant, à chaque fois, sur le fait qu’ils étaient des cinéastes, et que le cinéma comme Art commence avec eux – et non après –, nous avons peu évoqué la deuxième invention Lumière, la salle de cinéma. Aujourd’hui, en cette année des 130 ans, nous en parlons davantage. Moins pour elle-même, en effet fragilisée par une fréquentation en baisse, un manque de films et bien d’autres facteurs, que le caractère philosophique de l’idée Lumière sur la salle. C’est-à-dire, ce que signifie être dans un cinéma aujourd’hui, dans un monde où les films se consomment de bien d’autres manières – et en plus grande quantité – qu’en salle. 

En quoi le cinéma témoigne-t-il de l’état dans lequel nous nous trouvons, et que peut-il encore nous apporter ? Nous n’en sommes pas encore là avec le théâtre et les restaurants, nous n’en sommes plus à ce niveau avec la musique, qui a notamment relancé la notion de concert, mais voilà où nous nous situons avec le cinéma. Nous devons donc plus que jamais préserver la salle, car c’est de cette manière que l’art du cinéma se fait – un livre de photos n’est pas une photo –, mais aussi parce que l’idée d’être enfermé dans un lieu avec des langues qu’on ne connaît pas, dans le noir, sans consulter ses messages pendant deux heures, peut apporter des enseignements utiles à la vie que nous menons.

La salle de cinéma reste-t-elle donc un élément essentiel de la cinéphilie, au sens général du terme ?

Les modes cinéphiliques ont évolué et ne passent plus forcément par la salle. Beaucoup de personnes connaissent très bien l’histoire du cinéma en ayant vu des films en DVD ou sur des plateformes : on peut être cinéphile sans aimer la salle. Pourquoi pas ? Mais les personnes doivent se rendre compte que ne plus aller dans ce lieu implique sa fermeture. Donc il faut parfois faire ce type d’effort. Dans tous les cas, je pense que la salle reste le vecteur principal du succès du cinéma, et de la façon dont il doit continuer à exister.

Cet anniversaire est célébré dans un contexte délicat, avec de nombreuses incertitudes sur l’avenir des studios (Warner Bros. par exemple) et un public qui semble prendre ses distances. Quelles sont les clés pour renforcer le lien entre public et salles, et la fréquentation ?

Nous avons toujours eu coutume de dire que le cinéma, lors des crises rencontrées (l’apparition de la télévision, de la vidéo, d’internet, aujourd’hui des plateformes), a toujours été sauvé par les films eux-mêmes. Ça ne changera pas. Mais il faut des films ! Tout le monde regarde 2026 de manière particulière pour cette raison. Personnellement, j’ai confiance en les artistes et les professionnels. Mais il est vrai que la situation des studios, entre crise du Covid, incendies et restructurations industrielles, est incertaine. Un peu de stabilité permettra qu’Hollywood montre au monde entier qu’il reste… Hollywood. Car il le faut.

Malgré la précarité financière grandissante d’un certain nombre de festivals, et une fréquentation des salles en difficulté, le public ne cesse de croître dans le cadre de ces événements, comme au Festival Lumière et aux séances publiques du Festival de Cannes. Comment l’expliquez-vous ?

Un festival est par définition une fête, un rassemblement, un commun collectif. Il semble que le public a toujours envie de se retrouver. C’est valable en musique ou en sport. Pour le cinéma, il y a aussi l’idée qu’un festival reste un moment sauvé du tumulte de la vie quotidienne. Le cinéma du samedi soir jouait ce rôle-là. Aujourd’hui ce sont les festivals. L’endroit où il faut être, le lieu où se retrouver. De surcroît, les organisateurs, partout, font preuve d’engagement et vont chercher les spectateurs. Et la présence des artistes, qui en France jouent le jeu, est aussi une raison pour laquelle le public déploie de l’engouement. Et il faut continuer.

Quels peuvent être le rôle des films classiques et d’un lieu tel que l’Institut Lumière dans l’éducation à l’image, qui va faire l’objet d’un grand plan soutenu par Édouard Geffray et Rachida Dati ?

Lorsque les politiques d’éducation à l’image ont commencé, à l’époque de Jack Lang, c’était pour enseigner le cinéma. Aujourd’hui, il s’agit de lutter contre les fléaux contemporains : l’addiction aux réseaux sociaux, l’obligation de savoir décrypter une image, la pédagogie du grand écran qui permet de retrouver le partage, l’émotion collective… et d’être injoignable pendant deux heures !

Le cinéma classique est un océan infini de beaux films, il permet d’emporter les enfants vers le grand écran comme nous l’avons été et de les former comme le public de demain. Lumière, quand il invente le cinéma, invente la salle de cinéma. Jadis, les anniversaires Lumière célébraient l’art du cinéma. Il ne faut pas oublier la salle de cinéma. C’est notre responsabilité de les préserver et d’y envoyer les enfants. C’est un lieu de bonheur, de réflexion et de paix. Nous en avons plus que jamais besoin. Et de ce point de vue, l’engagement public des ministres de la Culture et de l’Éducation est fondamental. Et c’est chose magnifique de voir Édouard Geffray et Rachida Dati œuvrer ensemble pour la poursuite de la spécificité française en la matière. On n’a pas idée comment, à l’étranger, on admire cela. Il est heureux que ça continue. Ce sont des graines plantées pour le futur.

Comment voyez-vous la salle dans le futur ?

Cela dépend d’où nous nous plaçons. La salle est très fragilisée dans certains pays qui, en général, n’ont pas de politique publique. Or, une politique publique est faite pour la lecture, pour les enfants, pour un certain nombre de choses ; pourquoi, alors, ne pas en mener une pour le cinéma ? En France, cela a longtemps été le cas, mais la dynamique s’est quelque peu affaiblie. Il faut éviter qu’une année créativement faible coïncide avec un mouvement d’ensemble qui, lui aussi, tend à s’amoindrir. Je ne crois pas que nous soyons à l’aune de quelque chose de fondamentalement différent, mais il faut veiller à ce que cela ne soit pas le cas. Les plateformes ont apporté une nouvelle proposition, extrêmement forte, avec les séries ou encore les unitaires, et aujourd’hui Netflix compte 300 millions d’abonnés à travers le monde. Il faut en tenir compte, sans se lamenter, se réjouir ou penser que les personnes sont les unes contre les autres. 

Donc le cinéma tel que défini par les Lumière a 130 ans, et ça tombe bien. Nous nous posons ces questions, pour fêter tranquillement, dans 20 ans, les 150 ans.

Propos recueillis par Jules Dreyfus et Laurent Cotillon

© Jean-Louis Hupe

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