20 ans… de programmation

Thierry Laurentin © DR

À l’occasion du 500e numéro – et des 20 ans d’existence – de Boxoffice Pro (ex-Côté Cinéma), la rédaction propose de replonger dans les évolutions et mutations de l’exploitation cinématographique de ces vingt dernières années, à travers la plume et la parole d’acteurs ou d’observateurs de la filière. Place à la programmation, racontée par Thierry Laurentin, professionnel chevronné de la filière.

Dossier à retrouver en intégralité dans le Boxoffice Pro du 22 septembre 2025

« 2005-2025 : les souvenirs sans les regrets »
Thierry Laurentin

5h00 du matin, lundi 7 novembre 2005… Avant le premier métro, Bertrand traverse la capitale à vélo pour gagner son bureau et consulter, au terme du week-end, les chiffres des cinémas dont il assure la programmation… Dans quelques minutes, son grand cahier ouvert, il commencera à cocher des cases et ajouter des horaires…

Au même moment dans le nord de la France, une voiture file dans la campagne blanchie. À son bord, Cathy se demande si UGC l’autorisera à exploiter Joyeux Noël, alors qu’elle a déjà promis sa grande salle à Pathé pour la sortie des Chevaliers du ciel. Déjà, la pression infuse l’habitacle de sa Renault Laguna…

Cette scène familière s’est, depuis, diluée dans les brumes du temps. L’imposant cahier de programmation de Bertrand (et ses deux assesseurs, le crayon et la gomme) a cédé la place à d’austères tableurs, puis à d’ambitieux logiciels avant l’arrivée progressive de l’IA comme arbitre des intentions.

Les programmateurs peuvent se coucher plus tard le dimanche et arriver au bureau, largement après l’aurore, le lundi. 

Les lignes qui bougent

Ces vingt dernières années, exploitation et distribution ont encaissé des mutations colossales, bouleversant les fonctionnements de ses professionnels et les habitudes des spectateurs. À peine remis du surgissement des cartes illimitées, Bertrand et Cathy virent déferler, avec le numérique, la grande révolution des années 2000.

On fut très loin du consensus que l’évidence d’aujourd’hui laisserait supposer. Certains poids lourds, main sur le cœur, furent à deux doigts d’escalader la montagne pour entonner un sentencieux : « Moi, vivant, jamais ! » 

On peut s’étonner que ces “visionnaires” purent croire, un instant, retarder un tel progrès technologique et social (combien de scolioses de projectionnistes évitées depuis ?)… Mais bien que ce ne fût pas leur principal argument, on se rappelle aussi que cette mutation condamna des professions participant à l’harmonie de la corporation. On n’oublie pas les nombreux services rendus par les sociétés de transport. Sillonnant la France pendant des décennies, déplaçant des millions de kilomètres de pellicule et soudain… la disparition. Disparus les Lenoir, les Dubois… Ces métiers et bien d’autres ont été engloutis par le tourbillon de l’évolution, lequel n’a pas toujours été loyal dans le recyclage de ces personnels. 

En 20 ans, on a vu, aussi, s’effacer d’antiques baronnies familiales d’exploitants : le petit dernier de la lignée goûte peu la contrainte de ces samedis soir, ces dimanches, ces vacances scolaires qui accaparèrent ses parents… Dans le même temps, se développèrent d’opportunes formations professionnelles pour des activités qui, jusqu’alors, s’apprenaient sur le tas.

Pour ma part, c’était plutôt sur le tard. J’avais déjà connu plusieurs métiers, beaucoup voyagé et, venant d’une famille qui ne s’intéressait à aucune forme de culture, je trouvais, avec le cinéma, une nouvelle expérience amusante dans un mouvement d’aventures diverses. Je n’étais pas le seul…

Comme on apprend à marcher en marchant (et en tombant), nous fûmes nombreux à appréhender exploitation ou distribution dans une forme d’inconscience/insouciance qui se révéla l’antidote à nos approximations… Bien heureusement, les néo-exploitants et distributeurs sont plus rigoureux !

Le numérique creusait partout. Dans les journaux, notamment. Quand, au début des années 2000, nous partions présenter un film, il était impensable de se priver de la presse locale. J’ai accompagné environ 230 tournées de promo pendant une vingtaine d’années. Nous avons vu ces pouvoirs quasi-féodaux se dissoudre dans le digital : d’abord les sites internet, puis les blogs puis les réseaux sociaux puis les influenceurs puis… Avant ça, les grands médias régionaux pouvaient affoler le distributeur fébrile, l’exploitant obséquieux ou la fiévreuse attachée de presse.

Redessiner la carte

La tournée, elle-même, a changé de nature. Exceptionnelle il y a vingt ans, elle est devenue une figure mécanique au point de s’auto-caricaturer. Cette banalisation (combien d’avant-premières hebdo à Bordeaux, Lille ou Lyon ?) a participé à la dé-starification générale. 

Le verre à moitié plein ? La plupart des talents sont devenus plus fréquentables. Avant l’adorable Pierre Niney ou le chaleureux Gilles Lellouche, nous avons subi moult lascars faisant du caprice une discipline nobélisable :

« Dis-moi, y a pas trop de bulles dans ce champagne ? » 

« Je veux bien rentrer en train, mais comment est l’ambiance dans le TGV ? »

« J’exige une chambre qui donne sur la mer, mais sans le bruit des vagues. »

Aux jeunes aspirants de la distribution ou de l’exploitation qui rêvent de tester les survivants de cette génération d’acteurs casse-couilles, ce seul conseil : sois stoïque, mon frère. 

La question que le temps nous pose et dont la réponse se refuse au politiquement correct : comment aménager ce territoire ? Pourquoi refaire de la promo dans les sempiternelles vingt plus grandes villes de France quand la puissance des réseaux sociaux nous invite à l’horizontalité plutôt qu’à la verticalité ? Quand on arpente les régions de long en large, on voit bien que le public est plus électrique dans les communes accueillant rarement des équipes de films. Cette “profondeur” est un fantastique réservoir d’exploitants curieux, joyeux, innovants, ouverts et captant, précisément, les aspirations de leurs spectateurs. 

Sur la carte de France des émotions fortes, je ne vous oublierai jamais Bressuire, Castelmaurou, Charleville-Mézières, Pont-à-Mousson, Sélestat, Trégueux, Frontignan, Prades, Pauillac, Guérande, Dinard et tant d’autres… 

D’ailleurs, ces vingt dernières années ont remis le cinéma au centre du village et déboulonné la capitale de son piédestal. Qui eut imaginé que la fréquentation parisienne connaîtrait un tel effondrement ? À la manière d’un gilet jaune enfonçant la porte d’un ministère, les régions ont nuancé les certitudes d’une ville dont le déclassement ne fut pas le seul fait du Covid et de l’exode massif de ses spectateurs. 

L’incontesté maître-étalon de la fréquentation nationale a vu, depuis 2005, nombre de ses bastions baisser pavillon. En particulier sur les Champs-Élysées (Triomphe, George V, Marignan, Normandie). « Va voir sur les Champs s’il y a une file d’attente », disait-on avant que la technologie ne nous offre cette info sans descendre au garage. La “plus belle avenue du monde” a été rendue à la déambulation d’élégantes princesses saoudiennes et de banlieusards égarés. 

Par une inversion malicieuse, “la province” (comme disent les Parisiens) s’est dotée d’équipements remarquables (Cristal d’Aurillac, Méliès de Grenoble, Pathé La Joliette, UGC Confluences, CGR Vitrolles, Cinéville de Vern, etc.) confirmant, aussi, par les chiffres, l’indépendance de ces sites régionaux à l’égard du centralisme. Deux mondes parallèles se sont révélés, vivant sous le même toit tout en s’ignorant…Et, peu à peu, Paris devra se contenter d’entrées faméliques sur un certain type de cinéma populaire (Un p’tit truc en plus, Chasse gardée, Les Bodin’s…)

Depuis les couloirs du temps, je poursuis Bertrand sur son vélo. Imagine-t-il ce qui jaillira, bientôt, des entrailles du futur ? Anticipe-t-il notre époque si programmatique, régie par les datas, les comparables, les simulations ? Devine-t-il la fin annoncée du plein programme ? Et une fréquentation nationale qui, certains jours de 2025, atteindra à peine le niveau du ciné-chiffres en 2005 ? 

Cathy, essuyant la buée de son pare-brise, entrevoit-elle les interminables débats à venir : VPF, calendriers concertés, chronologie des médias, plateformes, nouvelles technologies, concentration, équilibre entre blockbusters et art et essai…

Tant de scénarios imprévisibles qui rendent notre industrie si vivante et invitent à la modestie du jugement présent autant qu’ils suggèrent le refus du pessimisme.

Tous les sursauts et soubresauts des deux dernières décennies le redisent : le cinéma en salle est loin d’être mort. À peine, il dort… 

Thierry Laurentin

Après avoir été exploitant (Diagonal de Montpellier), programmateur (Big Sky), distributeur (Mars Films, Gaumont), Thierry Laurentin intervient aujourd’hui dans de nombreux festivals, enseigne, anime des ciné-clubs à Paris et Poitiers…et continue à écrire, en éternel cinéphile.

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